Ce texte poursuit les réflexions de l’article La viande, l’élevage et l’avenir de l’Homme et de la planète, qui prenait le contrepied des arguments végétariens, et de l’article Pourquoi je suis omnivore, qui décrivait les arguments d’un régime (paléo-)omnivore.
Dans cet article, j’aimerais aborder la place de l’élevage dans une gestion agricole durable. Bien évidemment, je ne parle pas d’élevage industriel, et la suite de l’article devrait lever toute ambiguïté possible.
Tout d’abord, avant de faire des choix, il faut savoir contre quoi et pour quoi on se bat. Personnellement, je veux me battre contre l’effondrement écologique d’origine anthropique — la perte de fertilité des sols; la pollution de l’eau, de l’air et de la terre; la disparition des espèces et des individus végétaux et animaux; le dérèglement climatique. Je veux concevoir et/ou populariser des modes de vies qui n’aggravent pas ces problèmes, et qui soient une partie de leurs solutions.
Parmi les principes de la permaculture, il y en a un qui stipule que « le problème est la solution », c’est à dire qu’il est plus intelligent de tirer partie d’une situation que de la combattre de front. Pour à peu près tout le monde, l’élevage industriel est un énorme problème notamment par la place qu’il occupe en superficie de terre arable. Si l’on pouvait rendre l’élevage durable, ne serait-ce pas possible d’améliorer énormément de choses avec peu de changements ?
J. Russel Smith, auteur de Tree Crops : A Permanent Agriculture, a été un inspirateur de Bill Mollison (le terme « perma–culture » vient probablement de ce livre). Le combat de Smith se porte sur l’érosion des terres américaines qui servent à l’agriculture d’annuelles (coton, maïs). Pour lui, la solution est d’éviter les labours et donc d’utiliser des arbres. Mais l’espace américain est vaste, et une plantation massive d’arbres fruitiers va se heurter rapidement à un problème de « marché ». Comment faire pour que ces terres ne soient plus labourées ? Il faut une végétation permanente et il faut que les agriculteurs aient une raison de le faire (c’est à dire qu’ils puissent vivre de leurs terres et de leur travail). Smith propose alors de convertir les champs de maïs, qui sont destinés au bétail, en vergers fourragers. En effet les animaux permettent de contourner les limites économiques (saturation du marché rapide) et énergétiques (il faut une main-d’œuvre élevée pour ramasser les fruits, alors que les animaux récoltent eux-même leur nourriture). Sans compter que la logistique reste la même pour abattage, la conservation, la vente, etc., des animaux.
Le génie de cette solution, et qu’elle pourrait avoir un impact très rapide sur une grande partie du territoire, qu’elle ne fait pas appel à de grands changements sociétaux (comme un véganisme généralisé), et qu’elle ne requiert pas une révolution technique dans les fermes. En clair, c’est une solution pragmatique, qui s’adresse autant aux agriculteurs (qui sont les propriétaires des terres, et qui sont le moteur de changement sur ces vastes espaces, et dont la survie financière doit être préservée) qu’aux « écologistes ».
Bien sûr, on pourrait aussi se dire qu’une solution valable serait de passer à un régime vegan, de récupérer les terres ainsi dégagées, et de les rendre sauvage. Tout d’abord je voudrais insister sur la probabilité que cette seconde option se passe, par rapport à la première. Il faut une révolution alimentaire (surtout au pays du bacon et des hamburgers) et agraire. Pour le côté pragmatique, on repassera. Et nous n’avons pas forcément le temps d’attendre. Et comme le constate Smith, la culture du maïs est destructrice, et une fois la fertilité du sol évaporée, il faut faire des perfusions d’engrais minéraux. Une dépendance dont il faudrait mieux faire le deuil rapidement.
Le mûrier est un arbre formidable. Comme le note Smith, il est peu cher car facile à propager; il est facile à transplanter; il pousse rapidement; la mise à fruit est rapide; le fruit est riche en nutriments; l’arbre produit de manière régulière dans un large panel de conditions pédologiques et environnementales; il produit des fruits pendant une longue saison; l’arbre porte des fruits dans toutes les zones de sa frondaison, même celles qui sont ombragées; il peut produire même après avoir souffert du gel, la même année; le bois du tronc peut être utilisé pour des poteaux ou de la chauffe; il a peu ou pas de ravageurs et ne nécessite donc pas de traitements; le mûrier a été cultivé depuis longtemps, donc l’absence de ravageurs est plus due aux caractéristiques de l’arbre qu’à un état relativement sauvage.
C’est une source de nourriture qui fait rêvée, mais qui est accessible à peu d’occidentaux car cet arbre est le contraire d’un arbre adapté à la commercialisation (longue période de maturité, fruits qui tombent au sol, très salissants, peu de conservation, …). Par contre, elle est tout à fait adaptée à l’élevage des cochons. D’après les témoignages rapportés par de nombreux éleveurs (le livre a été écrit avant les années 50), un seul mûrier peut nourrir un porc pendant la saison de maturité des fruits, c’est à dire deux à trois mois d’été (soit 60 à 90 jours; pour donner une idée, la période d’abattage minimale en label rouge et AB étant de 180 jours) ! Si l’on rajoute aux avantages déjà cités, le fait que les mûres sont comestibles (ce qui permet une réorientation du fruit vers les humains lors d’un épisode de famine), qu’elles sont aussi consommées avidement par la volaille (possibilité d’élevage complémentaire), que les fruits tombent tout seuls (aucun frais de récolte, de transformation, de stockage), que les feuilles peuvent servir de fourrage à d’autres animaux domestiques et qu’elles tombent tardivement et pratiquement en quelques jours (ce qui facilite la récolte et offre un fourrage d’hiver) … on se rend compte du potentiel énorme d’un élevage utilisant peu d’énergie, de machinerie et de main d’œuvre.
C’est pour moi le principal avantage de l’élevage. Il est très difficile d’avoir un système qui à la fois se base sur des espèces pérennes (plantes vivaces, buissons, arbres, lianes…), demandent peu de main-d’œuvre, et pas de grosse machinerie. Les fruits et les noix demandent soit une énorme main-d’œuvre (principalement pour la récolte), soit une machinerie (pour ramasser de manière automatique les noix et noisettes, par exemple) qui imposent des contraintes (rangées bien droites, sol rasé …).
Bien sûr le mûrier ne peut pas nourrir à lui seul les porcs, mais il existe d’autres arbres fourragers. Smith cite le chêne, le châtaigner, le kaki qui eux aussi donnent des fruits consommés avidement par les porcs, et qui tombent tout seuls. Il y a bien d’autres systèmes à inventer. Les porcs fouissent à la recherche de tubercules. On peut leur apporter cette nourriture en plantant des pommes de terres, des topinambours, des patates douces dans leur enclos. Apparemment ils les replantent d’eux même en oubliant des petits bouts.Si ce n’est pas le cas, il suffira d’en planter dans des espaces protégés par des clôtures, pour qu’ils s’étendent chaque année à la portée des porcs, en suivant le principe du « sanctuaire« . En lisant le livre d’Eric Toensmeier, Perennial Vegetables: From Artichokes to Zuiki Taro, dans lequel il aborde le cas intéressant de l’hoffe (Dioscorea bulbifera) — peut être l’unique tubercule que l’on peut prélever sans perturber le sol — j’ai pensé que cette plante pouvait servir de nourriture aux porcs. Elle combine plusieurs avantages : c’est une tubercule, donc elle est bien adaptée aux porcs; il s’agit d’une liane, donc qui produit vite et qui peut utiliser le support d’arbres déjà présents, et donc les rendre « productifs »; les tubercules tombent toutes seules à maturité, comme les mûres; la liane peut être protégée par une clôture, pérennisant la production sans autre intervention; la période de maturité est importante, 4 à 5 mois; le porc n’a pas à fouisser pour la manger, ce qui peut préserver le terrain de trop grandes perturbations. J’ai soumis l’idée à Eric Toensmeier, qui l’a trouvée pertinente, peut être une piste. Bref, je pense qu’élever des animaux de manière vraiment écologique est possible (par là, je n’entend pas qu’il y ait le moins d’impacts négatifs, mais que l’élevage permette d’améliorer la santé écologique des milieux, et la vie des populations alentours).
Bien sûr, je suis un néo-rural qui n’a pas encore mis la main à la pâte du cochon, donc je ne peux pas dire qu’élever des animaux est facile. Je devrais l’apprendre moi même, à l’échelle domestique ou en conseillant des agriculteurs sur les pratiques permacoles. Mais ce que je voulais faire passer comme message avec ce billet, c’est que la prochaine fois que vous entendrez parler de l’élevage comme d’une activité destructrice, j’aimerai que vous pensiez à un beau et grand mûrier, sous la chaleur d’un soleil d’été, et d’un cochon et de volaille se baladant insoucieusement sous son ombre, consommant les fruits juteux et sucrés tombant au sol. Alors, oui, battons-nous contre l’élevage industriel, contre l’élevage hors-sol, contre les maltraitances. Mais aussi, battons-nous contre les simplifications qui voudraient faire passer l’élevage comme une activité nuisible socialement et écologiquement, au risque de perdre un élément essentiel d’un futur soutenable. Et battons-nous pour la mise en place de systèmes permacoles, pour les végétaux et les animaux.
En changeant l’élevage, on peut à la fois offrir des solutions immédiates et applicables à grande échelle, dans le cadre de notre société industrielle (personnellement, je vois plus l’Aveyron couverte d’arbres fruitiers-fourragers que végane); mais aussi préparer l’avenir grâce à des systèmes permacoles d’auto-suffisance à petite échelle.
PS: bientôt, si j’ai les permissions de diffuser les images, je raconterais notre participation à l’abattage et/ou la découpe/transformation d’un cochon et d’une volaille.