L’article suivant est la traduction d’un article de Larry Korn sur les liens entre agriculture naturelle et permaculture. Cet article est d’autant plus intéressant qu’il existe souvent une confusion entre les deux concepts dans le monde francophone. Je détaille un peu plus ma compréhension de leurs différences dans ce billet.
Masanobu Fukuoka est un agriculteur/philosophe qui vit[1] sur l’île de Shikoku dans le sud du Japon. Sa technique d’agriculture ne nécessite pas de machines, pas de produits chimiques et très peu de désherbage. Il ne laboure pas le sol et n’utilise pas de compost préparé et néanmoins l’état du sol de ses vergers et de ses champs s’améliore d’année en année. Sa méthode ne crée pas de pollution et ne nécessite pas d’énergie fossile. Sa méthode nécessite moins de travail qu’aucune autre, et pourtant les récoltes de son verger et de ses champs rivalisent avec les fermes japonaises les plus productives utilisant les techniques de la science moderne.

- Masanobu Fukuoka
Comment cela est-il possible ? J’avoue, quand je me suis rendu la première fois dans sa ferme en 1973, j’étais sceptique. Mais il y avait une preuve — de beaux grains dans les champs, un verger en bonne santé avec une couverture au sol de légumes, d’herbes sauvages et de trèfle blanc. Au cours des deux ans pendant lesquels j’ai vécu et travaillé là-bas, ses techniques et sa philosophie sont peu à peu devenues claires pour moi.
Je n’avais pas entendu parlé de permaculture à ce moment là, mais je vois maintenant que la ferme de Fukuoka est un modèle classique d’une conception permaculturelle. Il est étonnant que Fukuoka et Bill Mollison, en travaillant de manière indépendante, sur deux continents avec des conditions environnementales complètement différentes soient arrivés à des réponses si semblables à la question « Comment les gens peuvent-ils vivre de manière soutenable et en harmonie avec la Nature sur cette planète ». Tous deux prétendent que les principes de leur système peuvent être adaptés à n’importe quel climat.

Fukuoka, dans son livre "La révolution d'un seul brin de paille" est peut-être celui qui a le mieux exposé la philosophie de base de la permaculture. En bref, c'est la philosophie de travailler avec, plutôt que contre, la Nature; d'une observation sensée plutôt que de travail insensé; et de regarder les plantes et les animaux suivant l'ensemble de leurs fonctions plutôt que de traiter chaque domaine comme un système à production unique. (Bill Mollison dans Permaculture 2)
Mollison et Fukuoka ont pris des routes complètement différentes pour arriver en grande partie au même endroit. La permaculture est un système de planification dont le but est de maximiser les connexions fonctionnelles de ses éléments. Elle intègre la production de céréales et d’animaux avec une gestion de l’eau soignée. Les habitations et autres structures sont conçues pour une efficacité énergétique maximale. Tout est conçu pour travailler de concert et évoluer dans le temps pour se mélanger harmonieusement en un système agricole complet et soutenable.
Le concept clef est « design » (ou conception, ou planification). La permaculture est un système consciemment planifié. Le permaculteur utilise soigneusement sa connaissance, son habileté et sa sensibilité pour faire un plan, et ensuite l’implémenter. Fukuoka a créé l’agriculture naturelle à partir d’une perspective complètement différente.
L’idée de l’agriculture naturelle est venue à Fukuoka quand il avait à peu près 25 ans. Un matin, alors qu’il regardait le lever de soleil depuis un endroit surplombant la baie de Yokohama, une inspiration l’a saisi. Il s’aperçut que la Nature était intrinsèquement parfaite. Les problèmes ne surgissent que quand les gens essaient d’améliorer la Nature et utilisent la Nature uniquement à l’avantage des humains. Il essaya d’expliquer ce qu’il avait compris aux autres, mais comme ils ne pouvaient pas comprendre, il prit la décision de retourner à la ferme familiale. Il décida de créer un exemple concret de sa compréhension en l’appliquant à l’agriculture.
Mais par où commencer ? Fukuoka n’avait pas de modèle à suivre. « Pourquoi ne pas essayer ceci ? pourquoi ne pas essayer cela ? ». C’est la méthode habituelle pour développer des techniques agricoles. Ma façon était différente. « Et si j’essayais de ne pas faire ceci ? et si j’essayais de ne pas faire cela ? — c’est la voie que j’ai suivie. Maintenant je sème simplement des graines et j’épands de la paille pour faire pousser mon riz, mais ça m’a pris plus de 30 ans pour parvenir à cette simplicité ».

- Fukuoka et Mollison
L’idée de base pour faire pousser son riz lui est venue un jour alors qu’il passait devant un vieux champ laissé à l’abandon et non labouré depuis des années. Il a alors vu des pousses de riz vigoureuses à travers un enchevêtrement d’herbes. Depuis, il a cessé de semer du riz au printemps et à la place, il dépose les graines à l’automne au moment où elles tombent naturellement au sol. Au lieu de labourer pour enlever les mauvaises herbes il a appris à les contrôler avec une couverture végétale de trèfle blanc et un mulch de paille d’orge. Dès qu’il a fait pencher la balance légèrement en faveur des plantes qu’il fait pousser, Fukuoka interfère le moins possible avec les communautés de plantes et d’animaux de ses champs.
Cela ne veut pas dire que Fukuoka n’a pas tenté des expériences. Par exemple, il a essayé plus de 20 espèces de couvertures de sol différentes, pour remarquer que le trèfle blanc était le seul à contenir efficacement les mauvaises herbes. Il améliore aussi le sol en fixant l’azote. Il a essayé de répandre la paille avec soin sur le champ mais s’est aperçu que les grains de riz ne la traversait pas. Dans un coin du champ, cependant, où la paille était éparpillée dans tous les sens, des pousses ont émergé. L’année suivante, il a éparpillé la paille dans tout le champ. Il y a eu des années où ses expérimentations ont presque réduit à néant ses récoltes, mais à de petits endroits les choses marchaient plutôt bien. Il observait attentivement quelles étaient les différences dans cette partie du champ et l’année d’après les résultats étaient meilleurs. Le fait est qu’il n’avait pas d’idée préconçue de ce qui marcherait le mieux. Il a essayé beaucoup de choses et a pris la direction que lui révélait la Nature. Fukuoka essayait autant que possible de ne pas faire intervenir l’intelligence humaine dans le processus de décision.
La façon dont il fait pousser ses légumes reflète aussi cette idée. Il fait pousser les légumes entre les citronniers, dans le verger. Au lieu de décider quels légumes iraient le mieux à telle place, il a mélangé toutes les graines ensemble et les a éparpillées partout. Il a laissé les légumes trouver leur place, souvent à des endroits auxquels il aurait le moins pensé. Les légumes se ressèment eux-mêmes et se déplacent dans le verger d’année en année. Les légumes qui poussent de cette façon sont plus robustes, et reviennent peu à peu à la forme de leur ancêtres semi-sauvages.
J’ai mentionné que la ferme de Fukuoka était un modèle pointu de conception permaculturelle. En zone 1, la plus proche de la maison familiale dans le village, Fukuoka et sa famille entretiennent un jardin de légumes dans le style traditionnel japonais. Les déchets ménager sont enfouis dans les rangées, il y a une rotation, et les poules ont un libre accès. Ce jardin est véritablement une extension de la zone de vie de la maison.
La zone 2 est le champ de céréales. Il fait pousser du riz et de l’orge chaque année. Parce que la paille retourne au champ et qu’il y a une couverture de trèfle blanc au sol, ce dernier s’enrichit chaque année. L’équilibre naturel entre insectes et la fertilité du sol cantonnent les invasions d’insectes et de maladies au minimum. Jusqu’à ce que Bill Mollison lise « La révolution d’un seul brin de paille » il disait qu’il n’avait aucune idée de comment faire pousser des céréales dans une conception permaculturelle. Tous les modèles agricoles impliquaient le labour du sol, pratique avec laquelle il n’était pas d’accord. Maintenant il inclut la technique du non-labour de Fukuoka dans ses enseignements.

- Fukuoka
La zone 3 est le verger. L’arbre principal est le mandarinier, mais il fait pousser beaucoup d’autres arbres fruitiers, des arbustes natifs du Japon, et des arbres décoratifs. Parmi les arbres formant la canopée, beaucoup sont fixateurs d’azote et améliorent donc le sol en profondeur. L’étage inférieur est occupé par les citronniers et les autres arbres fruitiers. Le sol est couvert d’un mélange exubérant de mauvaises herbes, de légumes et de trèfle blanc. Les poules s’y déplacent librement. Ce verger aux multiples étages s’est développé au travers d’une évolution naturelle plutôt qu’au travers d’une conception consciente. Il contient cependant beaucoup de caractéristiques d’une conception permaculturelle. Il contient une multitude d’espèces, il maximise l’espace, contient des puits solaires et maintient l’équilibre des populations d’insectes.
Fukuoka invite les visiteurs en zone 4 à n’importe quel moment. Les animaux et oiseaux sauvages vont et viennent librement. La forêt environnante est source de champignons, de plantes sauvages et de légumes. C’est aussi une source d’inspiration. « Pour avoir une idée de la perfection et de l’abondance de la Nature », dit Fukuoka, « faites une marche dans la forêt de temps à autre. Là-bas, les animaux, les grands arbres et les arbustes vivent en harmonie. Et tout cela sans ingéniosité ou intervention humaine ».

- Larry Korn (l’auteur) et Fukuoka
Ce qui est remarquable c’est que l’agriculture naturelle de Fukuoka et la permaculture se ressemblent à ce point malgré leurs approches pratiquement opposées. La permaculture se base sur l’intelligence humaine pour concevoir une stratégie pour vivre de manière soutenable et dans l’abondance, avec la Nature. Fukuoka voit en l’intelligence humaine le coupable de la séparation entre humains et Nature. L’adage « plusieurs chemins pour un même sommet » semble s’appliquer ici.
L’agriculture naturelle et la permaculture partagent une profonde reconnaissance l’une par rapport à l’autre. Les nombreux exemples de permaculture à travers le monde montrent qu’un système d’agriculture naturelle est véritablement universel. Il peut être appliqué aux régions désertiques aussi bien qu’aux régions humides tempérées du Japon. Le mouvement mondial de la permaculture est également une inspiration pour Fukuoka. Pendant des années il a travaillé pratiquement seul. Pendant la plus grande partie de sa vie, le Japon n’était pas réceptif à son message. Il a dû publier lui-même ses livres parce qu’aucun éditeur n’aurait parié sur une personne si éloignée des positions habituelles. Quand ces expériences rataient, les autres villageois ridiculisaient son travail. Au milieu des années 80, il s’est rendu à une convergence de permaculture à Olympia à Washington et a rencontré Bill Mollison. Il y avait pas loin d’un millier de gens. Il a été bouleversé et encouragé par le nombre et la sincérité des gens qui partageaient sa pensée. Il a remercié Mollison pour « avoir créé ce réseau de gens énergiques et brillants travaillant à sauver la planète ». « Maintenant, pour la première fois de ma vie j’ai de l’espoir pour l’avenir ».
En retour, la permaculture a adopté une multitude de choses de Fukuoka. Au delà des nombreuses techniques agricoles, comme la culture de céréales basée sur le non-labour et la culture de légumes comme des plantes sauvages, la permaculture a aussi gagné une nouvelle approche importante pour mettre au point des stratégies d’application. Plus important, la philosophie de l’agriculture naturelle a donné à la permaculture une véritable base spirituelle qui lui faisait défaut lors de ses premiers enseignements.

- Fukuoka
Fukuoka croit que l’agriculture naturelle commence avec une bonne spiritualité individuelle. Il considère que le rétablissement de la terre et que la purification de l’esprit humain sont un même processus, et il propose un mode de vie et une méthode d’agriculture dans lesquels ce processus prend sa place. « Le but ultime de l’agriculture n’est pas la culture des récoltes, mais la culture et la perfection des êtres humains. »
Texte et images (c) 2003 Larry Korn
(Traduction : Nicollas)
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Larry Korn P.O. Box 2384 Berkeley, CA 94702
(510) 530-1194
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[1] Masanobu Fukuoka est décédé en août 2008 (NDT)