agriculture

L’élevage, un outil pour un futur post-industriel

J’aimerais dans cet article résumer ce que j’ai pu écrire précédemment sur les avantages d’un certain type d’élevage, et rajouter quelques nouveaux éléments, pour la plupart empruntés au livre Meat, a Benign Extravagance de Simon Fairlie. Ce billet ne concerne pas le véganisme, mais comme je veux montrer l’intérêt et les conséquences de l’élevage, il est utile de voir ce qui se passerait dans un monde sans élevage.

Un autre élevage est possible (et il est déjà là, ailleurs)

Que se passerait-il si demain le monde devenait subitement vegan ? Beaucoup de choses, mais l’une est particulièrement intéressante, et déduite des chiffres de la FAO (encadré 5.1) : si le monde devenait subitement vegan,  il n’y aurait pas plus de protéines disponibles pour l’alimentation humaine au niveau mondial (1). Comment cela est-il possible, au regard des énormes quantités de maïs et de soja détournés par l’élevage ? Tout simplement parce que dans les pays non industrialisés, les pauvres nourrissent leurs vaches, leurs cochons, leurs volailles et leurs poissons avec de l’herbe, des déchets de cuisine ou de récoltes, des déjections d’autres animaux, etc. Et bien sûr enlever les animaux ne rendra pas l’herbe et les déchets consommables.

Le but n’est pas de faire des comptes d’apothicaire (2), mais de montrer qu’il y a une agriculture bien éloignée de notre vision industrielle, et qui permet aux plus pauvres de tirer subsistance de matières premières non consommables grâce à l’élevage. Le calcul de la FAO nous montre que la proportion de cet élevage n’est pas négligeable, car elle compensait en nombre de protéines l’énorme gâchis de l’élevage industriel en 1997.

Vache urbaine, Inde

Vache urbaine, Inde *

Cet élevage est nommé l’élevage par défaut (default land user strategy livestock) par la FAO, et est utilisé comme « moyen pour valoriser la biomasse des terrains marginaux, des résidus et des endroits interstitiels ». Il faut comprendre « par défaut » comme dans un « choix par défaut », à opposer à une stratégie active, qui dans le cadre de l’élevage revient  à entrer en compétition avec d’autres secteurs pour les denrées alimentaires.

Concrètement, l’élevage par défaut concerne les produits (viande, lait, œufs, peaux …) issus d’animaux de traction et des animaux nourris par : (a) les déchets de transformation de nourriture, (b) les résidus de culture, (c) la nourriture gâchée, (d) les déchets d’abattoirs, (e) les pâturages, (f) les surplus de céréales. L’élevage par défaut peut fournir une quantité non négligeable de viande à chaque être humain, même s’il ne rivalise pas avec les chiffres de consommation par tête des sociétés industrielles.

L’animal comme régulateur

Élevage de poule en permaculture (X)

Élevage de poule en permaculture (4)

L’élevage par défaut remplit une fonction très importante, celle de « tampon » concernant la production de céréales (3). Le marché des céréales pour la consommation humaine est très peu élastique, contrairement au marché de la viande qui peut absorber n’importe quel surplus de production dans une bonne année. Et les animaux peuvent restituer lors des mauvaises années ce qu’ils ont stocké pendant les bonnes. Dans le document précédemment cité, la FAO note que « durant les deux récentes crises alimentaires globales de 1974-75 et 1982-83, les réductions dans l’approvisionnement global de céréales ont été presque entièrement  absorbées par le secteur de l’élevage s’ajustant à l’augmentation des prix par une réduction de la production, une meilleure productivité, et l’utilisation de denrées non comestibles ». L’élevage permet donc de prévoir une marge de sécurité en semant plus de céréales que nécessaire, et le surplus est absorbé et « stocké » par l’élevage par défaut. L’autre alternative à l’utilisation de l’élevage comme tampon pour la production de céréales est l’utilisation de silos géants de stockage gérés de manière centralisée par l’État, solution choisie par la Chine.

Encore plus intéressant, les animaux peuvent être utilisés comme gardes fou d’une expansion non soutenable de la population humaine (5). Si l’élevage par défaut produit de la nourriture sans retirer quoique que ce soit de la bouche des plus pauvres, même certains aspects non efficients (conversion inférieure des denrées comestibles, place occupée …) de l’élevage peuvent être utilisés à bon escient. L’élevage, par son extravagance, atteint les limites de capacité des territoires considérés avant les populations humaines. Lorsque ce signal est donné (par un manque de place, des réserves au plus bas, etc) on peut alors réajuster en se séparant d’une partie des animaux d’élevage. Il est beaucoup plus difficile de contrôler une expansion non durable d’une population humaine basée sur des productions végétales ultra productives comme la pomme de terre. Et lorsqu’il est trop tard, le rééquilibrage passe par des guerres meurtrières, des famines et des épidémies. La recherche d’une efficacité maximale au détriment de la diversité peut avoir de très lourdes conséquences, comme l’a montré le cas irlandais. Les modalités d’une telle stratégie restent à trouver.

Les animaux servent de zone de régulation, et une pression trop forte de la population sur les récoltes ou le milieu peut être compensée par la « soupape » de l’élevage dont l’ampleur sera réajustée.

Élevages et paysages

Système sylvo-pastoral en Espagne, la dehesa

Système sylvo-pastoral en Espagne, la dehesa *

Les paysans et les paysannes font le pays, et les cultures ont un impact évident sur la région qu’on habite. Pour mieux se rendre compte de l’impact des animaux d’élevage, les projections en terme « d’allocation de territoire » de Fairlie, qui trace les scénarios  d’une Angleterre permaculturelle vegane, et permaculturelle avec élevage sont très intéressantes (6).

Sans surprise, la permaculture vegane est plus performante en terme de superficie, elle consommerait seulement 55% de la superficie du scénario avec élevage ! Mais si on y regarde plus précisément, la superficie des terres arables est sensiblement la même (7,9 M ha pour l’élevage contre 7,7 M ha pour le scénario vegan), car le scénario vegan s’appuie sur des engrais verts pour remplacer la fertilité apportée par les animaux et que les huiles végétales prennent beaucoup de place à produire (7). Finalement, l’élevage par défaut ne change pas fondamentalement l’utilisation du territoire au niveau des terres arables (même s’il diminue grandement les surfaces en cultures annuelles), mais sur les autres terres, incultes ou non cultivées, comme les forêts.

Quelle utilisation pour nos territoires ?

Quelle utilisation pour nos territoires ? (8)

L’élevage et ses pâturages permanents peuvent ici aussi jouer un rôle de « tampon », au niveau du paysage cette fois. Ils forment un gradient entre des systèmes très anthropiques et intensivement gérés comme les aires urbaines ou les terres arables, et des zones plus sauvages comme la forêt. Un gradient au niveau de l’intensité d’utilisation, les pâturages nécessitant peu de travail. Un gradient au niveau de la place laissée au sauvage, puisqu’ils sont bien moins vulnérables à la présence d’espèces sauvages que les terres cultivées et que les animaux sauvages ne sont pas à l’aise pour franchir de grands espaces ouverts. Et enfin un gradient au niveau de l’ouverture créée par le bocage, bien plus propice aux matchs de foot ou de frisbee improvisés, ou aux pic-niques que la forêt.

Si le gradient se referme brusquement avec la suppression des prairies, il est beaucoup plus complexe de gérer la proximité du « sauvage » et des dommages qui en résultent sur les cultures. Entourés par la forêt, les plantations de noyers ou de noisetiers se transforment en garde-manger géants pour écureuils !

L’animal à la ferme

Les animaux sont généralement présentés comme un poids, pour la société comme pour les fermes. Et c’est le cas quand l’élevage n’est considéré que comme une couche inefficace qui vient se greffer sur la production de céréales et d’oléagineux.

Intégration entre jardin, champ, canards, porcs et vaches

Intégration entre jardin, champ, canards, porcs et vaches au Vietnam *

Comme le note Fairlie, l’élevage par défaut correspond bien à la notion d’élevage en permaculture, où les animaux sont utilisés pour valoriser les déchets ou les denrées non consommables, mais également où les comportements instinctifs des animaux sont utilisés pour améliorer le système sans recourir à des machines et du pétrole.

Intégration des canards et du riz, Japon

Intégration des canards et du riz, Japon *

Les animaux ont depuis longtemps été utilisés dans les agro-écosystèmes dans lesquels ils excellaient, parce que ces derniers se rapprochaient de leur habitat naturel, par les services qu’ils rendaient, et par les nombreuses connexions qu’ils créaient. Les canards et les poissons sont par exemple combinés aux rizières en Asie (9). L’Europe a une grande tradition sylvo-pastorale, dans laquelle animaux, herbe et arbres entretiennent des relations vertueuses, comme dans les dehesa en Espagne.

Les animaux ne sont pas un fardeau pour ces fermes, mais un moyen d’utiliser au maximum les intrants et les productions au sein du système, de remplacer les produits de synthèse et les machines, d’augmenter la résilience, de diversifier et d’augmenter les revenus. Les animaux sont inefficaces si l’on a en tête le modèle de la pyramide trophique, dans laquelle chaque niveau  se développe sur un niveau inférieur beaucoup plus gros (on prend en général le rapport un pour dix, 1:10). Mais dans les faits, les relations au sein de la communauté du vivant sont des cycles. Plus il y a de cycles, et plus le système est stable et résilient, et les ressources sont utilisées pleinement. Enlever des éléments au système, comme les animaux d’élevages dans une ferme, rend le système plus rudimentaire, comme le montre les diagrammes ci-dessous.


Intégrations possibles dans une ferme végane (gauche) et avec élevage (droite) (8).

 

Et ce n’est pas par hasard si Bill Mollison a écrit, « les cycles dans la nature sont des voies divergentes du chemin menant vers les  impasses entropiques -la vie elle-même cycle les nutriments- permettant des opportunités de production, et ainsi des opportunités pour des espèces d’occuper des niches écologiques dans le temps » (10). Plus une ressources cycle, plus elle créé d’opportunités synonymes de diversité, d’efficience et de productivité.

L’intégration d’une espèce donnée à la ferme  sera en fonction de ces affinités avec l’agro-écosystème considéré (tableau, première partie) ou selon les services que peut remplir l’animal, comme tondre, débroussailler, labourer, désherber ou détruire les ravageurs (tableau, deuxième partie). Au niveau de la société, la place de l’élevage se fait en fonction des caractéristiques des espèces. Les espèces herbivores, particulièrement efficaces pour transformer l’herbe en nourriture et maintenir des espaces ouverts, seront à leur aise à la campagne. Les espèces au régime plus proche du notre, comme les poules et les cochons, seront placées plus près, à la périphérie des centres urbains  pour profiter des déchets d’abattoir, de récolte et de la nourriture gâchée, par exemple dans les points de restauration collective. J’ai évalué la performance supposée des espèces aux différentes catégories d’intrants alimentaires d’un élevage par défaut dans la troisième partie du tableau. Ce n’est qu’un guide général, et les herbivores peuvent pénétrer les centres urbains comme c’est le cas des vaches en Inde, et tous les animaux peuvent être intégrés efficacement dans les fermes ou dans les campagnes.

Vaches laitières Cochons Poules Canards / Oies Moutons
Relations bénéfiques aux (agro-)écosystèmes (11)
Jardins maraîchers
Petits-fruits
Vergers  
Pâturages  
Zones humides
Forêts
Fonctions écologiques sur la ferme (12)
Tondre et brouter Oui Oui Oui Oui Oui
Débroussailler Certaines races
Manger les insectes ravageurs Oui Canards
Labourer Oui Oui
Tondre seulement l’herbe Oies
Glaner les fruits au sol Oui Oui
Intégration dans un élevage par défaut
Pâturage ★(★)
Déchets de culture
Déchets d’abattoirs
Déchets de transformation
Nourriture gâchée
Surplus de céréales

★: Compatible; ★★: Bonne association; ★★★: Excellente association

Bien sûr, l’objectif n’est pas de continuer à produire les quantités astronomiques de viande que nous absorbons actuellement dans les sociétés industrielles. Le but est d’utiliser l’élevage pour ce qu’il apporte de mieux, comme les nombreux services à la ferme, le recyclage de matières premières qui quitteraient la chaîne alimentaire, la consolidation des fermes et des sociétés, et la production nette de nourriture.

(1) Livestock & the environment: Finding a balance, Cees de Haan, Henning Steinfeld, Harvey Blackburn (1997). Depuis la sortie de ce livre, l’industrialisation de l’agriculture en Chine a dû faire pencher la balance du côté du veganisme.

(2) D’autant plus que ça ne change rien au fait que si on donnait directement les céréales utilisées par l’élevage industriel aux populations humaines, plus de protéines et de calories seraient globalement disponibles.

(3) Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie. Chapitre 10.

(4) Permaculture: A Designers’ Manual, Bill Mollison. Tagari, p.35.

(5) Fairlie cite l’exemple incroyable des tribus Maring de Nouvelle-Guinée, qui élèvent des cochons sans les tuer pendant 10-12 ans (3). Les cochons deviennent ingérables, ils épuisent les jardins et de nouveaux doivent être créés en brûlant des parcelles de forêt. Inévitablement l’expansion se heurte à celle des autres tribus Maring, les cochons deviennent un poids de plus en plus lourd dans l’économie, et ils provoquent de plus en plus de « d’accidents diplomatiques ». Jusqu’à la guerre soit déclarée entre tribus. Là, les tribus amies se réunissent en grands banquets pour déguster les innombrables porcs. Puis la guerre est consommée, il ne reste plus qu’un petit nombre de porcs, et le cycle continue. Cette stratégie étrange permet de limiter l’expansion de la population, un partage plus égalitaire de la nourriture (les femmes et les enfants de toutes les tribus peuvent consommer le porc pendant les cérémonies, mais seuls les hommes dont la tribu a déclaré la guerre et non ceux des clans amis invités, peuvent aussi en manger), et de favoriser les mariages entre tribus amies.

(6) Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie. Chapitres 9 et 15. Le scénario est « en permaculture » car la nourriture, le fourrage, la fertilité, les fibres vestimentaires et l’énergie sont pris en compte, et que l’élevage considéré est celui par défaut. Le chapitre est une version légèrement remaniée d’un article publié dans The Land.

(7) De plus Fairlie note qu’il y a beaucoup plus de terres arables dévolues aux cultures annuelles dans le scénario vegan (93% des terres arables, contre 60% pour l’élevage). Ce qui peut poser des problèmes de fertilité du sol et d’érosion.

(8) Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie. Chapitre 17.

(9) Voir le système Riz/canards mis en place par Takao Furuno au Japon. Les canards désherbent, mangent les insectes ravageurs, et fertilisent le riz. Les rizières offrent un habitat et de la nourriture aux canards, et les déchets du riz sont donnés aux canards.

(10) Permaculture: A Designers’ Manual, Bill Mollison. Tagari, p.23.

(11) Permaculture: A Designers’ Manual, Bill Mollison. Tagari, p.431.

(12) Integrating Livestock in the Food Forest, Eric Toensmeier.

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La viande, une extravagance sans gravité

MEAT, A Benign Extravagance est un livre écrit par Simon Fairlie, qui a le mérite de remettre certaines idées en place, et certains chiffres dans leur contexte.

Petit florilège des choses qui m’ont parues importantes, sur le mode « twitter » par manque de temps. Certains points vous sembleront peut être farfelues sans plus de détails, je vous invite à lire le livre que je recommande chaudement.

• Si le monde se mettait soudainement à un régime vegan, il n’y aurait pas plus de protéines disponibles. Cela vient du fait que dans les pays non industrialisés les animaux recyclent des denrées non comestibles (résidus de culture, déchets de préparation …). Source FAO (97).

• Les fameux 100 000 litres d’eau utilisés pour produire un kg de viande sont en fait l’eau de pluie qui tombe sur le champ où pousse le foin mangé par la vache.

• Un mode de culture permaculturel vegan peut subvenir aux besoins de 8 personnes sur un hectare de terre arable, alors que la version avec des animaux a besoin de 0,8 ha supplémentaires pour 7,5 personnes. Le régime vegan est donc deux fois plus efficace en terme de superficie.Cependant, l’agriculture vegan contient 64% de cultures annuelles (à opposer à pérennes) de plus que la culture omnivore. Les deux régimes nécessitent également autant de terres arables (c’est à dire que le régime vegan économise surtout des pâtures, qui ne peuvent pas forcément être utilisées pour faire pousser d’autres choses).

• Souvent « viande » = « Bœuf élevé aux USA nourri avec des céréales ou fourrages irrigués »

• Un élevage conduit de manière inefficiente et extravagante (c’est à dire des animaux nourris avec de la nourriture comestible aux humains) atteint les limites écologiques avant qu’il y ait une surpopulation humaine, et ainsi servir de tampon en évitant des conflits plus meurtriers.

• La marché des céréales pour la consommation humaine est très rigide, alors que l’élevage permet de rajouter un débouché en cas de surplus. La consommation de viande est très élastique, et sert donc de « banque » permettant de stocker les surplus de grains, et de faire face aux pénuries. Le fermier peut semer avec confiance des céréales, sachant qu’il y aura toujours un débouché, quelque soit le résultat.

• Si l’on considère un élevage qui ne monopolise pas les ressources disponibles pour les humains,  nourri avec les déchets des transformations alimentaires, les résidus de culture, la nourriture jetée, les déchets d’abattoirs et les patures, on obtient entre 1/3 et 2/3 de la production mondiale en terme de volume. Si l’on prend la moitié, cela revient à à peu près 20 kg de viande et 40 kg de fromage pour chaque personne et par an. Si on prend en compte les surplus de production de céréales les bonnes années, cela ajoute 10-15 kg.  Pour information la moyenne française de consommation annuelle est autour des 100 kg.

Plaidoyer pour l’élevage

Ce texte poursuit les réflexions de l’article La viande, l’élevage et l’avenir de l’Homme et de la planète, qui prenait le contrepied des arguments végétariens, et de l’article Pourquoi je suis omnivore, qui décrivait les arguments d’un régime (paléo-)omnivore.

Dans cet article, j’aimerais aborder la place de l’élevage dans une gestion agricole durable. Bien évidemment, je ne parle pas d’élevage industriel, et la suite de l’article devrait lever toute ambiguïté possible.

Tout d’abord, avant de faire des choix, il faut savoir contre quoi et pour quoi on se bat. Personnellement, je veux me battre contre l’effondrement écologique d’origine anthropique —  la perte de fertilité des sols; la pollution de l’eau, de l’air et de la terre; la disparition des espèces et des individus végétaux et animaux; le dérèglement climatique. Je veux concevoir et/ou populariser des modes de vies qui n’aggravent pas ces problèmes, et qui soient une partie de leurs solutions.

Parmi les principes de la permaculture, il y en a un qui stipule que « le problème est la solution », c’est à dire qu’il est plus intelligent de tirer partie d’une situation que de la combattre de front. Pour à peu près tout le monde, l’élevage industriel est un énorme problème notamment par la place qu’il occupe en superficie de terre arable. Si l’on pouvait rendre l’élevage durable, ne serait-ce pas possible d’améliorer énormément de choses avec peu de changements ?

J. Russel Smith, auteur de Tree Crops : A Permanent Agriculture, a été un  inspirateur de Bill Mollison (le terme « perma–culture » vient probablement de ce livre). Le combat de Smith se porte sur l’érosion des terres américaines qui servent à l’agriculture d’annuelles (coton, maïs). Pour lui, la solution est d’éviter les labours et donc d’utiliser des arbres. Mais l’espace américain est vaste, et une plantation massive d’arbres fruitiers va se heurter rapidement à un problème de « marché ». Comment faire pour que ces terres ne soient plus labourées ? Il faut une végétation permanente et il faut que les agriculteurs aient une raison de le faire (c’est à dire qu’ils puissent vivre de leurs terres et de leur travail). Smith propose alors de convertir les champs de maïs, qui sont destinés au bétail, en vergers fourragers. En effet les animaux permettent de contourner les limites économiques (saturation du marché rapide) et énergétiques (il faut une main-d’œuvre élevée pour ramasser les fruits, alors que les animaux récoltent eux-même leur nourriture). Sans compter que la logistique reste la même pour abattage, la conservation, la vente, etc., des animaux.

Le génie de cette solution, et qu’elle pourrait avoir un impact très rapide sur une grande partie du territoire, qu’elle ne fait pas appel à de grands changements sociétaux (comme un véganisme généralisé), et qu’elle ne requiert pas une révolution technique dans les fermes. En clair, c’est une solution pragmatique, qui s’adresse autant aux agriculteurs (qui sont les propriétaires des terres, et qui sont le moteur de changement sur ces vastes espaces, et dont la survie financière doit être préservée) qu’aux « écologistes ».

Bien sûr, on pourrait aussi se dire qu’une solution valable serait de passer à un régime vegan, de récupérer les terres ainsi dégagées, et de les rendre sauvage. Tout d’abord je voudrais insister sur la probabilité que cette seconde option se passe, par rapport à la première. Il faut une révolution alimentaire (surtout au pays du bacon et des hamburgers) et agraire. Pour le côté pragmatique, on repassera. Et nous n’avons pas forcément le temps d’attendre. Et comme le constate Smith, la culture du maïs est destructrice, et une fois la fertilité du sol évaporée, il faut faire des perfusions d’engrais minéraux. Une dépendance dont il faudrait mieux faire le deuil rapidement.

Les feuilles et les fruits du mûriers sont consommées par les cochons.

Le mûrier est un arbre formidable. Comme le note Smith, il est peu cher car facile à propager; il est facile à transplanter; il pousse rapidement; la mise à fruit est rapide; le fruit est riche en nutriments; l’arbre produit de manière régulière dans un large panel de conditions pédologiques et environnementales; il produit des fruits pendant une longue saison; l’arbre porte des fruits dans toutes les zones de sa frondaison, même celles qui sont ombragées; il peut produire même après avoir souffert du gel, la même année; le bois du tronc peut être utilisé pour des poteaux ou de la chauffe; il a peu ou pas de ravageurs et ne nécessite donc pas de traitements; le mûrier a été cultivé depuis longtemps, donc l’absence de ravageurs est plus due aux caractéristiques de l’arbre qu’à un état relativement sauvage.
C’est une source de nourriture qui fait rêvée, mais qui est accessible à peu d’occidentaux car cet arbre est le contraire d’un arbre adapté à la commercialisation (longue période de maturité, fruits qui tombent au sol, très salissants, peu de conservation, …). Par contre, elle est tout à fait adaptée à l’élevage des cochons. D’après les témoignages rapportés par de nombreux éleveurs (le livre a été écrit avant les années 50), un seul mûrier peut nourrir un porc pendant la saison de maturité des fruits, c’est à dire deux à trois mois d’été (soit 60 à 90 jours; pour donner une idée, la période d’abattage minimale en label rouge et AB étant de 180 jours) ! Si l’on rajoute aux avantages déjà cités, le fait que les mûres sont comestibles (ce qui permet une réorientation du fruit vers les humains lors d’un épisode de famine), qu’elles sont aussi consommées avidement par la volaille (possibilité d’élevage complémentaire), que les fruits tombent tout seuls (aucun frais de récolte, de transformation, de stockage), que les feuilles peuvent servir de fourrage à d’autres animaux domestiques et qu’elles tombent tardivement et pratiquement en quelques jours (ce qui facilite la récolte et offre un fourrage d’hiver) … on se rend compte du potentiel énorme d’un élevage utilisant peu d’énergie, de machinerie et de main d’œuvre.

C’est pour moi le principal avantage de l’élevage. Il est très difficile d’avoir un système qui à la fois se base sur des espèces pérennes (plantes vivaces, buissons, arbres, lianes…), demandent peu de main-d’œuvre, et pas de grosse machinerie. Les fruits et les noix demandent soit une énorme main-d’œuvre (principalement  pour la récolte), soit une machinerie (pour ramasser de manière automatique les noix et noisettes, par exemple) qui imposent des contraintes (rangées bien droites, sol rasé …).

l'"Air Potato", Dioscorea bulbifera

Bien sûr le mûrier ne peut pas nourrir à lui seul les porcs, mais il existe d’autres arbres fourragers. Smith cite le chêne, le châtaigner, le kaki qui eux aussi donnent des fruits consommés avidement par les porcs, et qui tombent tout seuls. Il y a bien d’autres systèmes à inventer. Les porcs fouissent à la recherche de tubercules. On peut leur apporter cette nourriture en plantant des pommes de terres, des topinambours, des patates douces dans leur enclos. Apparemment ils les replantent d’eux même en oubliant des petits bouts.Si ce n’est pas le cas, il suffira d’en planter dans des espaces protégés par des clôtures, pour qu’ils s’étendent chaque année à la portée des porcs, en suivant le principe du « sanctuaire« . En lisant le livre d’Eric Toensmeier, Perennial Vegetables: From Artichokes to Zuiki Taro, dans lequel il aborde le cas intéressant de l’hoffe (Dioscorea bulbifera) — peut être l’unique tubercule que l’on peut prélever sans perturber le sol —  j’ai pensé que cette plante pouvait servir de nourriture aux porcs. Elle combine plusieurs avantages : c’est une tubercule, donc elle est bien adaptée aux porcs; il s’agit d’une liane, donc qui produit vite et qui peut utiliser le support d’arbres déjà présents, et donc les rendre « productifs »; les tubercules tombent toutes seules à maturité, comme les mûres; la liane peut être protégée par une clôture, pérennisant la production sans autre intervention; la période de maturité est importante, 4 à 5 mois; le porc n’a pas à fouisser pour la manger, ce qui peut préserver le terrain de trop grandes perturbations. J’ai soumis l’idée à Eric Toensmeier, qui l’a trouvée pertinente, peut être une piste. Bref, je pense qu’élever des animaux de manière vraiment écologique est possible (par là, je n’entend pas qu’il y ait le moins d’impacts négatifs, mais que l’élevage permette d’améliorer la santé écologique des milieux, et la vie des populations alentours).

Bien sûr, je suis un néo-rural qui n’a pas encore mis la main à la pâte du cochon, donc je ne peux pas dire qu’élever des animaux est facile. Je devrais l’apprendre moi même, à l’échelle domestique ou en conseillant des agriculteurs sur les pratiques permacoles. Mais ce que je voulais faire passer comme message avec ce billet, c’est que la prochaine fois que vous entendrez parler de l’élevage comme d’une activité destructrice, j’aimerai que vous pensiez à un beau et grand mûrier, sous la chaleur d’un soleil d’été, et d’un cochon et de volaille se baladant insoucieusement sous son ombre, consommant les fruits juteux et sucrés tombant au sol. Alors, oui, battons-nous contre l’élevage industriel, contre l’élevage hors-sol, contre les maltraitances. Mais aussi, battons-nous contre les simplifications qui voudraient faire passer l’élevage comme une activité nuisible socialement et écologiquement, au risque de perdre un élément essentiel d’un futur soutenable. Et battons-nous pour la mise en place de systèmes permacoles, pour les végétaux et les animaux.

En changeant l’élevage, on peut à la fois offrir des solutions immédiates et applicables à grande échelle, dans le cadre de notre société industrielle (personnellement, je vois plus l’Aveyron couverte d’arbres fruitiers-fourragers que végane); mais aussi préparer l’avenir grâce à des systèmes permacoles d’auto-suffisance à petite échelle.

PS: bientôt, si j’ai les permissions de diffuser les images, je raconterais notre participation à l’abattage et/ou la découpe/transformation d’un cochon et d’une volaille.

La viande, l’élevage et l’avenir de l’Homme et de la planète

Expérience culinaire, agriculture & écologie

Un chef en quête de bons produits nous raconte l’expérience qu’il a vécue dans deux fermes espagnoles aux méthodes révolutionnaires.

Le chef Dan Barber est confronté à un dilemme, comme beaucoup de chefs aujourd’hui : Comment garder du poisson au menu. Avec un travail de recherche impeccable et un humour glacé, il nous narre sa quête d’un poisson respectueux de l’environnement dont il puisse tomber amoureux, et la lune de miel de gastronome qu’il vit depuis qu’il a découvert un poisson incroyablement délicieux, élevé en Espagne selon des méthodes révolutionnaires.

A la conférence du Taste3, le chef cuisinier Dan Barber raconte l’histoire d’une petite ferme en Espagne qui a fondé une façon respectueuse de produire du foie gras. Élevant ses oies dans un environnement naturel, le fermier Eduardo Sousa a personnifié un concept de production de nourriture. Barber croit à ce mode de production alimentaire.

Pourquoi ?

Pourquoi avons-nous négligé des plantes qui répondent à tous nos besoins alimentaires — les arbres — en faveur du déboisement ? Mais pourquoi avons-nous semé du blé en abondance quand nous avions des forêts, qui, à valeur égale, surpasseraient toute récolte de blé, et donneraient une nourriture aussi bonne sinon meilleure ?
— Bill Mollison, conférence au Centre Rural d’Education Wilton, USA, 1981.

La nature

Cela fait déjà quelques temps que j’essaie de définir le concept de nature, et ce n’est pas évident. Pourtant j’ai le sentiment qu’une vérité fondamentale se cache derrière notre rapport à la nature, selon que l’on vivra « avec ou contre », « en harmonie ou en guerre », « version aïkido ou  karaté ». Or donc faut-il encore savoir de quoi on parle. Plutôt que de lire et synthétiser de gros pavés philosophiques ou métaphysiques qui ne doivent pas manquer d’exister sur la question, j’ai décidé de tenter une définition personnelle, en me basant sur ce que j’ai appris de la science permaculturelle, et de situations précises dans lesquelles je crois voir ou ne pas voir la présence de Dame Nature.

L’image la plus parlante, qui s’est révélée au cours de l’écriture de cet article, est que la nature est une mise en scène de la vie. Voyons ça de plus près.

La nature dans toute sa splendeur. Jungle du Laos.

La vie

La vie est apparue il y a un peu plus de trois milliards d’années. Définir la vie serait assez compliqué, mais comme tout le monde comprend ce que c’est, l’exercice ne s’impose pas. Le but de la vie semble être de se perpétuer. On peut placer ce désir aussi bien au niveau du gêne — avec la théorie du gêne égoïste de Richard Dawkins qui prétend que les formes vivantes ne seraient que des véhicules forgés par les gênes comme stratégie de perpétuation — que de la planète toute entière — c’est l’hypothèse biogéochimique de James Lovelock, selon laquelle l’ensemble de la biosphère terrestre participe au maintien de conditions propices à la perpétuation de la vie. Entre les deux, les espèces ont édifié (édifient) des stratégies pour survivre. Elles concernent plus précisément la capture et le stockage de l’énergie, de l’eau et des nutriments nécessaires à leur survie; la défense envers des organismes prédateurs ou parasites; et la reproduction.

Pour se perpétuer, la vie doit pouvoir s’adapter — évoluer. Cette évolution se passe en deux temps : tout d’abord des mutations génétiques spontanées introduisent une diversité génétique; ensuite, ces mutations se propagent par sélection naturelle si elles offrent des avantages évolutifs. Elles peuvent également rester en dormance dans une petite partie de la population et se propager si les conditions changent pour les rendre avantageuses.

Les stratégies de survie sont influencées par les biotopes — milieux physico-chimiques — dans lesquels les espèces évoluent (le théâtre et les décors), caractérisés principalement par l’intensité et la répartition de la pluviométrie et des températures. La vie peuplant ces biotopes a produit des biomes qui divisent la planète en grandes zones : forêts tropicales, forêts tempérées, savanes, maquis méditerranéen, déserts, toundra … caractérisées par leur faune et leur flore. Ces grandes catégories d’écosystèmes sont le résultat de la sélection naturelle concernant les stratégies de survie. Nous avons tendance à considérer cette survie comme une compétition, la « loi de la jungle », mais il est aujourd’hui évident qu’il s’agit plus de coopération. Les actions de la biocénose (la faune et la flore) d’un écosystème appartenant à un biome tendent toujours vers l’édification ou la perpétuation du climax écologique caractéristique de ce biome. Ainsi dans nos régions tempérées humides, un champ laissé à l’abandon deviendra après quelques décennies une forêt caducifoliée.

Or pour édifier la pièce de théâtre, le jeu d’acteur est indispensable. La vie, représentée dans cette métaphore par les humains sur les planches, a besoin de se parer de rôles (écologiques) et d’interagir pour jouer la pièce. Lorsqu’une perturbation a lieu (feu de forêt, inondation, tremblement de terre, coupe franche ou labour), toute une chaîne d’actions se met en place pour retourner à un état stable, une homéostasie. Se mettent tout d’abord en place ce qu’on appelle les « mauvaises herbes », qu’on considère mauvaises seulement parce qu’elles se mettent sur notre chemin, amoureusement retourné au tracteur. Elles ont pour but de panser les plaies infligées par les perturbations, en quelque sorte une mesure d’urgence pour éviter la perte de nutriments. La biomasse créée permet de protéger le sol de l’action érosive du soleil, du vent et de l’eau. Les racines traçantes permettent de maintenir le sol en place. Le sol est enrichi en azote et divers minéraux. Ces premiers stades permettent de préparer la venue des espèces plus matures. Les ronces par exemple permettent de supprimer l’herbe par leur ombrage (les graminées empêchent les arbres de pousser à cause d’une substance sécrétée par leurs racines, et sont en compétition pour l’eau), de mobiliser des éléments nutritifs qu’ils redistribuent lors de la chute des feuilles, et protègent les arbres des herbivores grâce à leurs épines.

La coopération se trouve également à l’intérieur de chaque succession. Les espèces ont généralement co-évoluées en polycultures, où chaque élément assure une fonction écologique : protection contre les prédateurs, couvres-sol, mobilisateurs de minéraux, supports … Ce partenariat écologique est particulièrement visible entre les espèces animales et végétales. Les espèces végétales dépendent souvent des animaux pour leur reproduction, utilisant la motricité de ces derniers pour disperser leurs progéniture au loin. Ainsi les graines se sont parées d’une paroi charnue, formant un fruit qui est ingéré par un animal, et dont les graines sont restituées plus loin dans un paquet nutritif que sont les déjections; ou tout simplement de crochets permettant de s’accrocher à la fourrure de certains animaux.

Théâtre de rue

Voici décrit le théâtre de la vie. Nous avons le biotope (la scène et le décor), la vie (les personnes sur scène), l’évolution (le scénario) et enfin la nature (la représentation).
Pour reformuler, la nature émerge du rôle de la vie (interactions fonctionnelles) étant données des contraintes évolutionnistes (stratégies de perpétuation) et un milieu donné (modalités de la perpétuation).

La nature peut être définie globalement, mais ses manifestations et la perception que nous en avons sont toujours locales, et une même pièce de théâtre sera interprétée différemment suivant le contexte. La nature se trouve présente à chaque fois que l’on voit la pièce de théâtre se dérouler, même si ce qu’on en perçoit n’est qu’un court extrait, et que la scène semble se dérouler malgré tout.

Et l’Homme ?

Il reste une question importante et épineuse, le rôle d’Homo sapiens dans le théâtre. En effet la nature et la vie sauvage sont souvent opposées à la culture et à l’humain civilisé. Il faut dire que le « malgré tout » prend toute sa signification concernant nos sociétés et la nature.

Comme nous l’avons vu, les biomes résultent d’une coévolution de ses différents membres. Ainsi toute espèce a une influence, et toute espèce « jardine » son environnement, pour le rendre (inconsciemment ou non) plus propice à sa survie. Par exemple les animaux frugivores ensemencent le milieu des graines de leurs arbres préférés, les herbivores favorisent la croissance des graminées en les broutant, et les carnivores régulent les populations de leurs proies des éléments les plus faibles. En ce sens les humains, comme chaque espèce, modifient leur environnement.

La maitrise de la nature

Cependant l’humain, grâce à la maitrise du feu et des outils, a pu augmenter considérablement son influence. Contrairement à ce que l’on pense généralement, les peuples de chasseurs-cueilleurs préhistoriques ou modernes modifi(a)ent largement leur environnement grâce aux feux déclenchés selon un modèle bien précis. Ces feux simulent une catastrophe naturelle, et favorisent des systèmes plus nourriciers pour les humains, comme les baies et les herbivores associés aux prairies (par exemple les bisons favorisés par les amérindiens).  En Australie, la gestion de l’écosystème par les aborigènes des plaines désertiques permet de concentrer la fertilité dans certaines zones1. La culture sur abatti-brûli, considérée comme une sauvagerie, est en fait une gestion fine de l’écosystème, pour peu que les observateurs européens arrivent à voir les jardins dans la jungle, créés par les amérindiens2, et que les peuples maitrisent leur démographie pour rendre le modèle durable.

La seconde grande évolution est celle de la révolution néolithique, pendant laquelle l’Homme a commencé à domestiquer des espèces sauvages. Parmi elles, la plus importante pour nous a sans aucun doute été le blé, fondateur des premiers empires, ancêtres de notre empire occidental. La principale caractéristique de l’agriculture est qu’elle s’appuie sur une ou plusieurs espèces annuelles. De ce fait, les agriculteurs doivent adapter l’écologie de la nature environnante à celle de leurs espèces domestiquées. Or le blé est une plante opportuniste qui colonise les bords de rivières périodiquement inondés et chargés d’alluvions charriés par le courant3. Les grains de blé nous indiquent l’écologie de la plante : stocker de quoi assurer sa descendance avant que les espèces plus matures ne prennent le relais, et attendre qu’une autre catastrophe ne laisse une nouvelle opportunité. Une civilisation fondée sur le blé doit donc perpétuellement bloquer la succession écologique, reproduisant des catastrophes par le labour, et la fertilité alluvionnaire par des engrais naturels ou minéraux. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le biotope primaire de bon nombre des « mauvaises herbes » de nos champs soit des vallées alluviales ou des marécages4.

Le rapport à la nature

Après avoir précisé ma définition de la nature, ainsi que quelques considérations sur la relation entre les Hommes et la manière dont ils obtiennent leur nourriture, je peux enfin passer à la véritable question, celle de notre rapport à la nature, et des enseignements du passé pour reconsidérer notre futur.

L’agriculture — Commençons par le plus simple : les conséquences de l’agriculture sur notre rapport à la nature. Le champ de blé étant rarement compatible avec la forêt, cette dernière est rasée pour faire place aux cultures annuelles. Il convient au passage de noter que l’étymologie du mot « forêt » renvoie au bas-latin foresta, qui signifie « ban », et qui donnera entre autre en italien le mot forestiere, « l’étranger ».
L’agriculture est un combat permanent contre la nature, qui réclame une succession écologique vers le climax associé au biotope, chez nous une forêt. Elle doit combattre les médecins du sol, qui cherchent à stopper l’hémorragie ouverte qu’est un champ laissé nu après un labour, exposé aux attaques érosives des éléments. L’opposition la plus fondamentale entre l’agriculture et la nature est que moins il y a de nature, mieux se porte l’agriculture. Du moins jusqu’à un certain point, avant que les déforestations n’entrainent sécheresses, inondations et érosion qui ont anéanti tant de civilisations. En effet lorsqu’on abat une partie de forêt, on fait de la place pour les cultures, mais on supprime aussi les nuisances potentielles que sont les animaux et les végétaux sauvages qui ravagent les cultures. Une perte de biodiversité est compatible avec l’agriculture, et cette dernière n’est rien d’autre qu’une perte de biodiversité. L’apparente diversité des variétés créées par l’agriculture traditionnelle, et perdue par l’agriculture industrielle, ne peut masquer la perte de la diversité d’espèces que l’humanité consommait avant la révolution néolithique. L’agriculture marque donc clairement une distinction de l’Homme a la nature, et un combat permanent contre cette dernière.

Avant l’agriculture — Mais qu’en était-il pour les humains pré-agricoles ? La réponse est plus nuancée. Brûler une partie du paysage n’est pas anodin, et pourrait être légitimement pris pour une guerre à la nature. Cependant l’exemple des aborigènes montre que cela peut augmenter la fertilité en la concentrant au dépend des zones moins fertiles. Cette stratégie permet, comme chez les amérindiens, de favoriser des étapes de la succession plus propices à l’Homme, les arbres fruitiers par exemple étant plus héliophiles que les espèces climaciques. Mais contrairement aux agriculteurs, les peuples sauvages ne portent pas le fardeau de bloquer la succession à une étape donnée. Ils favorisent un état qui les favorise, mais ne s’accaparent pas un espace dont il revendique un droit d’usage unique.

La deuxième stratégie que j’ai citée concernant les peuples tribaux est celle de la forêt comestible. Ici, les Hommes redirigent habilement la succession en plantant des espèces utiles. La différence entre brûler une forêt et planter des arbres d’un côté, et labourer et planter des céréales de l’autre ne saute pas aux yeux de prime abord. Revenir à la métaphore du théâtre va me permettre de clarifier les choses. Dans le cas de l’agriculture, l’agriculteur devient metteur en scène et fait recommencer la pièce à la fin du premier acte.
Dans l’autre cas, la stratégie primitive consiste à changer les acteurs qui jouent la pièce, pour en sélectionner d’autres qui lui plaisent plus. Le point important ici est que dans le deuxième cas, la pièce se joue : le scénario (évolution) et la représentation (la nature) sont respectées. L’agriculture, elle, ne permet pas à la représentation de se jouer, l’agriculteur ne veut pas respecter le script, et il est obligé de recommencer la pièce à chaque fois qu’elle sort de ses propres plans.

Après l’agriculture — Voici une dizaine de siècles que la civilisation s’étend sur le monde, et annule les représentations qui se jouaient localement. Notre troupe théâtrale La Civilisation et ses franchises ont mis au chômage les artistes locaux, qui disparaissent plus ou moins rapidement quand ils n’ont tous bonnement pas déjà disparus. Même le souvenir de l’histoire qui se jouait dans ce théâtre s’est estompé. Il est grand temps de rejouer la pièce, à partir du script originel, en piochant éventuellement quelques accessoires empruntés aux troupes franchisées.

Ce que je viens de décrire n’est rien de plus que la permaculture. Cette dernière est un creuset dans lequel se mélangent une vision tribale du monde, des techniques traditionnelles et un contexte moderne. Il faut utiliser nos connaissances en écologie non seulement pour comprendre, mais aussi pour élaborer des systèmes qui nous permettront de vivre pleinement. L’écologie est une pierre de Rosette qui nous permet de déchiffrer en grande partie le scénario de la pièce, écrit dans un très vieux langage dont notre civilisation a perdu la signification. Nous pouvons aussi tenter de comprendre le scénario en apprenant des rares humains qui le jouent encore, les tribus de chasseurs-cueilleurs modernes, qui connaissent encore le langage originel.

Il nous reste peu de temps avant que le déclin énergétique ne réduise peu à peu notre marge de manœuvre. Nous avons besoin rapidement d’une révolution culturelle centrée sur la nature et non plus l’humain qui nous conduira à une révolution agricole, à moins que ce ne soit l’inverse.

La forêt nourricière tempérée

La forêt nourricière ou comestible de Robert Hart, en Angleterre, est (était) la première connue du genre en milieu tempéré. Ce type d’écosystème cultivé est le meilleur exemple de ce que pourrait être une méthode de culture alimentaire qui laisse s’exprimer les forces de la nature, orientées ou colorées par la main de l’Homme. Un système stable et productif, particulièrement bien adapté à la descente énergétique à venir, et qui nous reconnecte à la beauté de nos origines arboricoles. Un parfum de jardin d’Eden ?

Notes & références

  1. Aboriginal Land Use, David Holmgren. Collected writings & Presentations 1978-2006 — Article Four.
  2. Beyond Wilderness, Toby Hemenway. Permaculture Activist n° 51.
  3. Against the Grain: How Agriculture Has Hijacked Civilization, Richard Manning.
  4. Encyclopédie des plantes bio-indicatrice,  Gérard Ducerf. Vol. 1.

La viande, l’élevage et l’avenir de l’Homme et de la planète

Derrière ce titre ronflant, je voudrais attirer l’attention sur un sujet dont il est souvent question dans les milieux alternatifs ou « écolos », à savoir la consommation de viande, l’élevage, le végétarisme (ou végétalisme) et les questions environnementales, sociales, éthiques et nutritionnelles.

Parcs intensifs de bétail (Californie)

Les points soulevés par les végétariens sont assez connus, mais je vais les résumer ici car ils me serviront dans la suite de l’article. Les arguments sont tirés du site de l’association végétarienne de France, que je considère représentatifs de ce que l’on peut entendre. L’élevage, la production ou la consommation de viande est incroyablement gaspilleur de ressources : la production d’un kilo de viande nécessite(rait) 10 kilos de végétaux, et il faut dix fois plus d’eau pour un kilo de bœuf qu’un kilo de blé (soit entre 5000 et 25000 litres). Les céréales cultivées pour nourrir le bétail pourraient nourrir directement les Hommes, avec une meilleure efficacité comme on l’a vu. La consommation de viande provoquerait indirectement la mort d’habitants des pays pauvres qui cultivent des céréales pour nourrir les animaux destinés à être consommés par les pays riches. L’impact de l’élevage sur l’environnement est multiple : déforestation pour les pâturages et pour faire pousser des céréales ou des légumineuses (comme le soja en Amérique du sud), gaspillage et pollution de l’eau, rejet de gaz à effet de serre (dans la production d’engrais et rejetés par les animaux eux-mêmes), et destruction des sols résultant des pratiques citées précédemment. Une consommation excessive de viande provoque des maladies comme l’obésité, le diabète et des problèmes cardio-vasculaires. Enfin l’élevage provoque la souffrance des animaux, et conduit à leur mort.

Encore faim  ?

Montbelliardes broutant en Auvergne

Montbelliardes broutant en Auvergne

J’aimerais avant tout apporter une précision, importante –fondamentale–, la plupart des affirmations ci-dessus concernent l’élevage industriel. Je répète, l’élevage industriel. Mis à part l’aspect éthique, qui est indépendant d’une certaine manière du type d’élevage, le reste des affirmations est intimement lié au mode de production. Or je trouve que les argumentaires sur la question sont souvent imprécis. On pourrait objecter que ce n’est pas grand chose, tant l’élevage industriel domine sur les autres types d’élevage (je n’ai pas réussi à trouver de statistiques malgré mes recherches). Mais mettre de côté d’autres options peut masquer d’éventuelles solutions, et réduire le champ des possibles à certaines affirmations comme «la meilleure chose à faire pour l’environnement est de devenir végétarien»*. La consommation de viande étant parfois liée à des questions éthiques, morales ou religieuses, on pourrait suspecter cette approximation d’heureux hasard, mais je laisse le bénéfice du doute aux associations végétariennes.

La deuxième précision que je voudrais faire est que je suis d’accord avec les arguments environnementaux, sociaux et nutritionnels concernant l’élevage industriel. Il y a peu d’entreprises aussi destructrices que celle-là. Je suis également d’accord qu’un régime végétarien est de loin préférable au régime alimentaire industriel constaté dans les pays développés. Je ne mange personnellement de la viande pas plus de deux fois par semaine, et bio si possible. Mais je ne suis pas ici dans le pragmatisme, que suggèrent les messages ou chiffres chocs et simplificateurs des campagnes végétariennes, mais dans la réflexion sur un régime alimentaire idéal, que j’appellerai régime permaculturel, et qui est le reflet des méthodes de productions correspondantes.

Ces précisions étant faites, j’aimerai revenir sur les arguments cités précédemment et ramenés à un mode d’élevage pré-industriel. Je répète, je ne parle pas ici d’élevage industriel, mais d’élevage traditionnel.

Les bœufs voleraient les céréales de la bouche des pauvres. Le problème, c’est qu’aucun bœuf (ou plus généralement ruminant) ne devrait manger de céréales, car ils ne sont tout simplement pas pourvu génétiquement pour le faire. Les ruminants mangent de l’herbe, et contrairement à nous, ils peuvent (et doivent) digérer de la cellulose. Nourrir le bétail par des céréales (blé, maïs,…) rend les ruminants malades, car l’augmentation de l’acidité induite détruit les bactéries qui vivent en symbiose avec eux. Même si le ratio animal/végétal est forcément défavorable (il faudra toujours plus de végétaux pour produire une certaine quantité de viande), si l’on considère que ce stock de végétaux n’est pas comestible pour l’homme (comme c’est le cas pour les prairies broutées par le bétail), cette absurdité n’en est plus une. Quant à l’eau (jusqu’à 25000 litres  par kilo !), elle peut provenir d’eau qui n’aurait pas été consommée par l’Homme, comme par exemple une récupération d’eau de pluie à grande échelle, via des bassins de rétention. Enfin, que ce soit les végétaux comme l’eau, les animaux ne gardent pas ce qu’ils ingèrent pour eux, mais ils rendent en grande partie ce qu’ils consomment à leur environnement (sauf la partie perdue pour maintenir leur corps à température ou se déplacer par exemple), sous forme d’urine et de bouses, qui permettent de stimuler la croissance des prairies dont ils se nourrissent (je reviendrai dessus plus tard). Le régime végétarien permettrait-il de nourrir dix fois plus de personnes ? Si l’on met de côté le pouvoir des chiffres, qui peuvent se révéler simplificateurs (une alimentation ne se réduisant pas à un simple quota de calories), il y a effectivement possibilité de nourrir directement les Hommes avec les céréales qui sont fournies aux bovins, mais un animal élevé sur prairie « transforme » une ressource non comestible (cellulose) en ressource comestible (protéines). Et ces prairies valorisées par l’élevage ne peuvent être transformées, mis à part dans les équations sur papier, par des champs de céréales, qui ne sont cultivées que dans des régions au biome particulier (grandes plaines céréalières d’Amérique du nord, steppes de Russie, Australie).

Les dégradations environnementales sont également liées au mode de production. La déforestation en Amérique du sud ne résulte pas d’un élevage de bovin français où le bétail pâture et mange du foin l’hiver. L’eau est seulement gaspillée par l’élevage industriel, qui prélève de l’eau potable du réseau de distribution, et évacue l’urine dans le réseau de retraitement (ou les rivières) sans l’utiliser.

Côté nutritionnel, l’excès de consommation de viande joue certainement. Mais ce que l’on sait moins, c’est que les animaux nourris de manière industrielle produisent une viande (et du lait ou des œufs) de moins bonne qualité. Moins grasse, avec un meilleur ratio omega 3/omega 6, avec un meilleur taux de vitamines*, la viande (et les produits dérivés) d’animaux élevés sur pâtures n’est pas comparable avec celle de leurs homologues élevés de manière industrielle. Or il y a fort à parier que les études nutritionnelles ont été effectuées sur de la viande industrielle, car c’est celle qui est en grande majorité consommée. L’Homme est un animal omnivore. Les végétariens objectent souvent que ce n’est pas parce que l’Homme peut manger de la viande qu’il le doit. L’omnivorisme, qui est un avantage puisqu’un régime alimentaire varié permet une plus grande adaptabilité, a aussi un inconvénient qui est que l’Homme a besoin d’une source plus diversifiée pour satisfaire ses besoins nutritionnels (contrairement aux ruminants par exemple qui n’ont besoin que d’une source très restreinte d’aliments). Plusieurs théories évoquent la consommation de chair animale comme facteur direct ou indirect de notre évolution : consommation de poissons ou d’organes contenant des omega 3 pour le développement physique du cerveau, et stratégie de chasse ayant impactée notre mode d’organisation (langage pour la coordination). De plus on constate que les peuples primitifs modernes consomment également beaucoup de viande. L’appel à la paléoanthropologie n’est pas un argument d’autorité : ce n’est pas parce que nos ancêtres préhistoriques portaient des peaux de bêtes et vivaient dans des grottes qu’il faut en faire autant. Cependant il y a un domaine où le temps fait autorité, c’est celui de l’évolution. Pendant des centaines de milliers d’années en temps qu’Homo Sapiens, et des millions d’années en temps qu’Homo, nous avons consommé de la viande. Nous avons donc coévolués avec un régime alimentaire paléolithique comprenant de la viande. Les arguments sur la comparaison entre le côlon de l’Homme et celui du loup souvent entendus pour justifier que l’Homme n’est pas adapté à la consommation de viande deviennent suspects à la lueur de l’évolution, et l’on peut s’amuser à des comparaisons similaires des différentes caractéristiques entre l’Homme et le chien (très similaires) et la vache (peu similaire)[1]. La viande ou des produits animaux sont-ils nécessaires ? Il existe des peuples végétariens, le plus connu étant les indiens hindouistes qui sont végétariens par religion. Mais les choses sont peut être plus complexes qu’il n’y parait. En effet les techniques traditionnelles de récolte des céréales laissent des larves et des œufs d’insectes accrochés. Pour l’anecdote, la population indienne d’Angleterre souffrait d’un fort taux d’anémie dû aux réglementations sanitaires plus strictes[2]. La « Food and Drug Administration » américaine prévoit un taux maximum de résidus animaux sur certains produits, consciente de la difficulté de supprimer tous les insectes*.

J’aimerais maintenant inverser la question : un régime végétarien est-il vraiment conseillé ?

Comme je suis loin d’avoir les connaissances requises en nutrition, je ne m’attarderai pas sur cette partie du sujet. J’aimerais seulement ajouter que les céréales, qui sont une composante essentielle d’un régime végétarien (mais aussi des régimes traditionnels) ne sont consommées de manière importante par l’espèce humaine que depuis les débuts de l’agriculture (qui a consisté justement à domestiquer et planter ces céréales) qui remontent à environ 10000 ans. 10000 ans ça peut paraître énorme, par rapport au Moyen-Âge qui remonte seulement à quelques siècles ou à l’empire romain ou égyptien, apparus il y a  de quelques millénaires, mais il s’agit d’un temps extrêmement court sur l’échelle de l’évolution. Cela représente 0.5% de notre histoire en temps qu’Homo Sapiens (200000 ans) ou 0.005% en tant qu’Homo (2.5 millions d’années). « La fréquence des mutations spontanées de l’ADN du noyau cellulaire est de l’ordre de 0.5% par millions d’années »[3]. Sommes nous programmés génétiquement pour manger des céréales ?

Culture de céréales

Récolte intensive de céréales

Côté production, le régime végétarien classique impose la culture de nombreux champs de céréales et de légumineuses. Ces deux types de plantes sont généralement des annuelles, c’est à dire qu’elles meurent et se ressèment chaque année. Cependant les espèces domestiquées ont été justement sélectionnées sur le fait que leurs graines ou pois ne se ressemaient pas, ce qui rendait leur récolte par l’Homme aisée. C’est pourquoi l’Homme doit ressemer des graines chaque année. Les céréales sont des plantes qui réclament un sol perturbé, comme c’est souvent le cas des annuelles, qui permettent de recoloniser des terres perturbées, avant l’établissement d’une végétation pérenne (la forêt dans le cas des milieux tempérés et tropicaux). Les céréales sélectionnées par l’Homme ont été celles qui poussaient sur les dépotoirs (toilettes, décharges) humains, fortement perturbés. Les céréales et les légumineuses demandent beaucoup de travail ou d’énergie pour leur culture, puisqu’il faut les semer et les récolter chaque année, et s’occuper d’elles (par exemple en arrachant les adventices). Les asiatiques penchés sur leurs rizières en train de repiquer les plants de riz ou les paysans européens fauchant leurs céréales sont de bonnes images du travail induit par les céréales. Aujourd’hui, ce travail est mécanisé à grand renfort d’énergies fossiles. Le problème des céréales est la nécessité de les cultiver par des monocultures, pour rentabiliser les opérations de semage et de récolte (et de pulvérisation d’engrais et de pesticides en production intensive). Il existe bien des méthodes de production plus naturelles, comme interplanter les champs d’arbres (agroforesterie), de ne pas labourer (semis directs sous couvert végétal, mais qui pourrait nécessiter l’utilisation d’engrais), la méthode de Masanobu Fukuoka (mais à adapter sous nos contrées et sur nos sols), ou encore la méthode biologique (mais qui nécessite du fumier … animal). Mais ces méthodes ne cachent pas le fait que les céréales nécessitent de l’énergie pour leur culture, tout simplement parce qu’elle nécessite une perturbation profonde, pour garder le système dans une période immature de la succession écologique .

blabla

En permaculture, le comportement naturel des animaux est utilisé pour fournir des services écologiques au sein du système cultivé, tout en se nourrissant d'aliments non comestibles pour l'Homme. Les poules éliminent les larves d'insectes dans le potager ou le verger.

Les animaux au contraire s’épanouissent dans des écosystèmes matures, dont ils font pleinement partie, et qu’ils contribuent à mettre en place (en dispersant les graines, en éliminant les plants faibles, …). Certains systèmes ont coévolué avec des animaux, à tel point qu’ils sont mutuellement dépendants, comme la prairie et les herbivores. La permaculture cherche a récréer les dynamiques des écosystèmes naturels dans les systèmes cultivés. De ce point de vue, les animaux domestiques sont une pièce essentielle des agrosystèmes. Placés correctement de façon a pouvoir exprimer leur comportement naturel, ces animaux peuvent fournir d’inestimables services écologiques, tout en tirant partie de ressources non comestibles à l’Homme, tout en produisant de la viande, du lait, des œufs, du cuir, etc. Par exemple les canards peuvent être utilisés pour manger les limaces du potager; les poules mangent les larves d’insectes dans les fruits pourris des vergers ou les bouses de vaches, cassant le cycle des ravageurs; les cochons peuvent « labourer » superficiellement le sol pour préparer une plantation. De plus les animaux font partie du cycle des nutriments : ils restituent les nutriments pris dans leur nourriture à l’écosystème sous forme de déjections qui concentrent et rendent disponible ces nutriments, permettant à un nouveau cycle de commencer, ce qui permet au système de se complexifier.

Les animaux peuvent être mignons. Pourrait on faire une photo avec un tel impact émotif avec des insectes, ou des écosystèmes entiers (difficilement appréhendables) ?

Mais les arguments nutritionnels ou environnementaux ont peu de poids face aux arguments éthiques et moraux. Loin de moi l’idée de vouloir imposer ma vision, mais je vais juste donner mon avis quant à l’éthique animale des végétariens, et la mienne propre.

La souffrance est une notion subjective. J’estime pour ma part que des animaux qui sont élevés de manière à ce que leurs comportements naturels puissent s’exprimer (alimentation, structures sociales, comportements sexuels) ne souffrent pas. D’autres estiment que l’élevage en soit est immoral.

Concernant le fait de tuer un animal, je voudrais tout d’abord pointer la contradiction végétarienne. En effet le lait et ses dérivés nécessitent une naissance pour stimuler la lactation, et les petits mâles finissent souvent sur les étalage des bouchers. Les poussins mâles subissent le même sort dans l’industrie de la poule pondeuse.
L’argument selon lequel on ne devrait pas tuer un animal car il a certaines caractéristiques semblables aux nôtres (émotions, douleur, vie sociale …) soulève plusieurs points. Tout d’abord il s’agit de dresser une limite entre ce que l’on ne doit pas tuer, et par extension, ce que l’on peut tuer. La radicalité du concept (tabou moral) qui ne laisse pas de place au contexte, de ne pas tuer d’animaux, peut aussi s’exprimer dans l’autre camp. On peut détruire certaines choses sans explication. De plus cette vision est anthropocentrée, puisque ce qui définit la limite, c’est le niveau d’identification que l’on peut ressentir avec l’organisme vivant concerné. On se sentira plus proche d’animaux biologiquement ressemblants comme les primates, puis les mammifères, puis … ou dans notre vie quotidienne (animaux de compagnie, animaux médiatisés). Or comme nous l’avons vu, le régime végétarien n’est pas sans impact sur les écosystèmes, qui peuvent être détruits pour être remplacés par des champs de céréales avec une biodiversité très faible.
Pour ma part je ne vois aucun mal à tuer un animal pour le manger, du moment que cela est fait avec respect. C’est à dire de s’assurer que l’animal a été élevé sans souffrance, qu’il est tué dignement, pour la subsistance humaine, et en connaissance de cause (c’est à dire que l’on a conscience de ce que l’acte de manger cet animal a engendré comme conséquences). J’aime l’attitude de l’animiste qui révère l’animal qu’il mange (surtout si cet animal est vital dans la stratégie de survie d’une tribu). La recherche d’une éthique de la nourriture n’est pas chose aisée, mais pour cela il faut se replonger au cœur de nos systèmes agricoles, et de l’écologie en général.

Pour conclure, je dirais que l’élevage intensif est une ignominie; qu’un élevage « traditionnel » (sur pâturage) n’a pas la plupart des inconvénients cités habituellement; que la généralisation de régimes carnés sans viande industrielle verra la proportion de viande radicalement baisser; qu’un régime végétarien a un impact négatif sur l’environnement; que les animaux sont précieux pour les systèmes agricoles durables (surtout de types permacoles); bref pour résumer le résumer, mangeons de la viande, mais pas n’importe laquelle, et en petite quantité.

 

La suite de la réflexion se trouve dans les articles  « Pourquoi je suis omnivore » et Plaidoyer pour l’élevage.

[1] The Vegetarian Myth: Food, Justice, and Sustainability, Lierre Keith.
[2] Un jardin dans les appalaches, Barbara Kingsolver, p. 146.
[3] Dr Boyd Eaton, cité dans Le régime préhistorique, Thierry Souccar.

Der Krameterhof, ou comment faire pousser des citrons dans la « Sibérie autrichienne »

Suite de la série entamée précédemment.

Der Krameterhof,

ou comment faire pousser des citrons dans la « Sibérie autrichienne »

Sepp Holzer

Responsable : Sepp Holzer
Superficie : 45 ha
Situation géographique : Salzburg, Autriche
Productions : légumes, fruits, porcs, poissons, champignons, céréales, pépinières d’arbres fruitiers, gîte.
Site internet : http://www.krameterhof.at/en/

La ferme der Krameterhof se situe dans l’endroit le plus froid de l’Autriche, à une altitude comprise entre 1 100 et 1 500 mètres. C’est sur ces terres que Sepp Holzer expérimente depuis plus de quarante ans une forme d’agriculture alpine inspirée des principes de la permaculture. Les résultats sont là : la ferme produit des légumes, des fruits, des porcs, des poissons, des champignons, des céréales, des graines et des plants. Sepp Holzer réussit à faire pousser en plein air des citrons, des cerises et du raisin sous le climat peu favorable de ce que l’on appelle la « Sibérie autrichienne ».

Aménager le paysage et construire des partenariats écologiques

La méthode de Sepp Holzer consiste à réaménager le paysage, à remodeler la montagne, en créant des terrasses et des bassins sur les versants de sa propriété. Il a ainsi créé plus de 70 bassins totalisant une superficie de 3 hectares. Selon un principe d’efficacité énergétique énoncé par l’inventeur de la permaculture disant qu’un élément doit remplir plusieurs fonctions, les aménagements mis en place contribuent à stopper et canaliser les ruissellements d’eau responsables de l’érosion des sols, à fournir une importante réserve haliotique, et à créer des microclimats bénéfiques aux cultures.

La mise en place de ces systèmes nécessite l’utilisation de gros engins, comme les tractopelles, mais, une fois les terrasses et les étangs créés, la maintenance de ces aménagements ne nécessite que peu d’énergie, ce qui en fait d’excellents investissements.

Ces aménagements remplissent plusieurs fonctions, qui sont centrales à la réussite écologique de la ferme. Les terrasses de pierres et les étendues d’eau accumulent la chaleur pendant la journée, et la diffusent pendant la nuit, réduisant ainsi les écarts de température. Les bassins réfléchissent les rayons du soleil sur les forêts ou vergers alentour, leur permettant d’emmagasiner la chaleur, créant ainsi un microclimat sur chaque lieu. Pour assurer une protection supplémentaire face aux vents et au gel, une rangée d’arbres est disposée en forme de « U » (voir illustration) permettant d’emprisonner encore plus la chaleur de la zone et lui assurant des conditions clémentes pour les plantes exigeantes (arbres et arbustes fruitiers, légumes).

Pour Sepp Holzer, il est fondamental de coopérer avec la nature plutôt que de la combattre. Les animaux domestiques et sauvages ont un rôle dont il peut tirer avantage. Les cochons  – une race slovène ancienne et rustique – ameublissent constamment la terre en cherchant leur nourriture dans le sol avec leur groin ; ce labourage animal permet en plus d’accélérer la décomposition des matières organiques pour enrichir le sol. Même les taupes et les souris, souvent considérées comme nuisibles, lui permettent de propager les plantes en laissant des racines ou des graines dans leurs abris hivernaux.

Concernant les végétaux, Holzer s’appuie sur un compagnonnage d’espèces formant une guilde où chaque plante tient un rôle. Les espèces repoussent les parasites des autres par leur couleur, leurs épines ou leurs sécrétions, offrent une protection contre le vent, fournissent des minéraux inaccessibles aux systèmes racinaires des autres plantes. La synergie créée bénéficie à toute la communauté de plantes. Lorsqu’il plante des arbres pour son activité de pépiniériste, Holzer sème dans la foulée un mélange de graines d’une cinquantaine d’espèces qui apportent au plant les conditions nécessaires et naturelles pour sa bonne évolution. Ses choix en matière de plantes compagnes sont issus des observations qu’il a pu faire depuis son installation.

Grâce à ses aménagement astucieux et aux partenariats écologiques qu’il a mis en place, Holzer peut cultiver une production étonnamment diversifiée sans utiliser d’engrais industriel ni de pesticides.

Polyface Farm, ou comment comprendre la nature de la poule permet de produire de bons œufs

Cet article est le premier d’une série dédiée à la mise en lumière des principes de la permaculture, à travers d’exemples de fermes. Aux quatre coins du monde — Amérique, Europe, Océanie, Asie — des Hommes ont appliqué la permaculture, sans même en connaître l’existence quelques fois, et je pense que nous avons beaucoup à apprendre de ces succès.

Polyface Farm,

ou comment comprendre la nature de la poule permet de produire de bons œufs

Joel Salatin

Responsable : Joel Salatin
Superficie : 220 ha (dont 180 ha de bois)
Situation géographique : État de Virginie, États-Unis
Productions : bœufs, porcs, poulets, œufs de poule, dindes, lapins, produits forestiers.
Site internet : http://www.polyfacefarms.com

Une production saine, écologiquement responsable et économiquement viable : c’est le tour de force que Joel Salatin a réalisé sur sa ferme en polyculture intégrée. Cette performance n’est d’ailleurs pas passée inaperçue, puisque le livre de Michael Pollan «The Omnivore Dilemma» (classé parmi les 10 meilleurs livres de l’année 2006 par le New York Times) consacre un chapitre entier à sa ferme, Polyface, qui fait également une large apparition dans le film «Food, Inc.» de Robert Kenner.

Reproduire les caractéristiques des écosystèmes naturels

La stratégie utilisée par Joel Salatin est de mimer les modèles et les cycles des écosystèmes qui existent dans la nature. Par ce biais, les animaux de sa ferme vivent en exprimant leur nature, leur permettant de retrouver leur alimentation, leurs activités et leurs comportements sociaux résultant du processus évolutif de leur espèce.

L’étude des grands herbivores, comme les bisons des plaines américaines, révèle qu’ils se déplacent constamment : après avoir brouté une zone, les herbivores rejoignent une zone plus verte, laissant le temps à la première herbe de se régénérer. Joel Salatin organise sur le même principe une rotation de son troupeau de bœufs sur sa propriété* grâce à des enclos mobiles électrifiés. Se basant sur les travaux de l’agronome français André Voisin (Productivité de l’herbe, éd. France Agricole, 1957) traitant du cycle de croissance de l’herbe, Salatin a élaboré un cycle de rotation de six semaines pour ses prairies, l’herbe a précisément le temps de reconstruire ses racines et de repousser, avant que son développement la rende moins digeste pour le bétail.

Poulailler mobile

Poulailler mobile («Eggmobile»)

Dans la nature, les oiseaux suivent les troupeaux d’herbivores, car ils se nourrissent des larves des parasites internes nichant dans les bouses. À Polyface, ce sont les poules qui jouent ce rôle. Salatin les déplace, grâce à une remorque appelée « tracteur à poules » (« eggmobile »), trois jours après que le bétail a pâturé sur une zone. Cette durée correspond à la période de croissance maximale de la larve, juste avant qu’elle ne prenne sa forme ailée. Cette connexion entre le bétail et les volailles est bénéfique sur plusieurs plans. Les poules s’autoalimentent de l’herbe tendre fraîchement coupée et des larves, elles réduisent ainsi considérablement le risque de persistance du parasitisme en cassant le cycle des vers, évitant au bétail de retrouver la maladie lors de son prochain passage sur la parcelle. Les poules étalent les bouses sur tout le terrain, en grattant à la recherche des larves, permettant une décomposition plus rapide des excréments, les transformant ainsi plus vite en humus, enfin elles enrichissent le sol de leurs propres déjections, riches en phosphore. L’éleveur n’a plus besoin de vermifuger son bétail et s’économise également la production ou l’achat de grain pour poules.

Cette synergie bétail-volaille n’est pas complète sans l’élément clef de cet écosystème agricole qu’est l’herbe. Joel Salatin se définit d’ailleurs comme un grass farmer («cultivateur de prairie») et s’est spécialisé dans l’étude et le choix des meilleures herbes et plantes fourragères. Lorsque l’herbe est pâturée, elle régule son système racinaire en s’en séparant d’une partie pour équilibrer son ratio racines/feuilles. Les couches successives des racines mortes permettent, suite à leur décomposition en humus, de régénérer la fertilité du sol, qui s’enrichit au fil des années.

L’observation des modèles de la nature a permis à cet éleveur de connecter intelligemment différents systèmes d’élevage. Grâce à ce principe, les bêtes tendent à se rapprocher le plus possible de leur comportement naturel, leur permettant ainsi d’avoir une autonomie alimentaire et une meilleure santé.