L’élevage, un outil pour un futur post-industriel

J’aimerais dans cet article résumer ce que j’ai pu écrire précédemment sur les avantages d’un certain type d’élevage, et rajouter quelques nouveaux éléments, pour la plupart empruntés au livre Meat, a Benign Extravagance de Simon Fairlie. Ce billet ne concerne pas le véganisme, mais comme je veux montrer l’intérêt et les conséquences de l’élevage, il est utile de voir ce qui se passerait dans un monde sans élevage.

Un autre élevage est possible (et il est déjà là, ailleurs)

Que se passerait-il si demain le monde devenait subitement vegan ? Beaucoup de choses, mais l’une est particulièrement intéressante, et déduite des chiffres de la FAO (encadré 5.1) : si le monde devenait subitement vegan,  il n’y aurait pas plus de protéines disponibles pour l’alimentation humaine au niveau mondial (1). Comment cela est-il possible, au regard des énormes quantités de maïs et de soja détournés par l’élevage ? Tout simplement parce que dans les pays non industrialisés, les pauvres nourrissent leurs vaches, leurs cochons, leurs volailles et leurs poissons avec de l’herbe, des déchets de cuisine ou de récoltes, des déjections d’autres animaux, etc. Et bien sûr enlever les animaux ne rendra pas l’herbe et les déchets consommables.

Le but n’est pas de faire des comptes d’apothicaire (2), mais de montrer qu’il y a une agriculture bien éloignée de notre vision industrielle, et qui permet aux plus pauvres de tirer subsistance de matières premières non consommables grâce à l’élevage. Le calcul de la FAO nous montre que la proportion de cet élevage n’est pas négligeable, car elle compensait en nombre de protéines l’énorme gâchis de l’élevage industriel en 1997.

Vache urbaine, Inde

Vache urbaine, Inde *

Cet élevage est nommé l’élevage par défaut (default land user strategy livestock) par la FAO, et est utilisé comme « moyen pour valoriser la biomasse des terrains marginaux, des résidus et des endroits interstitiels ». Il faut comprendre « par défaut » comme dans un « choix par défaut », à opposer à une stratégie active, qui dans le cadre de l’élevage revient  à entrer en compétition avec d’autres secteurs pour les denrées alimentaires.

Concrètement, l’élevage par défaut concerne les produits (viande, lait, œufs, peaux …) issus d’animaux de traction et des animaux nourris par : (a) les déchets de transformation de nourriture, (b) les résidus de culture, (c) la nourriture gâchée, (d) les déchets d’abattoirs, (e) les pâturages, (f) les surplus de céréales. L’élevage par défaut peut fournir une quantité non négligeable de viande à chaque être humain, même s’il ne rivalise pas avec les chiffres de consommation par tête des sociétés industrielles.

L’animal comme régulateur

Élevage de poule en permaculture (X)

Élevage de poule en permaculture (4)

L’élevage par défaut remplit une fonction très importante, celle de « tampon » concernant la production de céréales (3). Le marché des céréales pour la consommation humaine est très peu élastique, contrairement au marché de la viande qui peut absorber n’importe quel surplus de production dans une bonne année. Et les animaux peuvent restituer lors des mauvaises années ce qu’ils ont stocké pendant les bonnes. Dans le document précédemment cité, la FAO note que « durant les deux récentes crises alimentaires globales de 1974-75 et 1982-83, les réductions dans l’approvisionnement global de céréales ont été presque entièrement  absorbées par le secteur de l’élevage s’ajustant à l’augmentation des prix par une réduction de la production, une meilleure productivité, et l’utilisation de denrées non comestibles ». L’élevage permet donc de prévoir une marge de sécurité en semant plus de céréales que nécessaire, et le surplus est absorbé et « stocké » par l’élevage par défaut. L’autre alternative à l’utilisation de l’élevage comme tampon pour la production de céréales est l’utilisation de silos géants de stockage gérés de manière centralisée par l’État, solution choisie par la Chine.

Encore plus intéressant, les animaux peuvent être utilisés comme gardes fou d’une expansion non soutenable de la population humaine (5). Si l’élevage par défaut produit de la nourriture sans retirer quoique que ce soit de la bouche des plus pauvres, même certains aspects non efficients (conversion inférieure des denrées comestibles, place occupée …) de l’élevage peuvent être utilisés à bon escient. L’élevage, par son extravagance, atteint les limites de capacité des territoires considérés avant les populations humaines. Lorsque ce signal est donné (par un manque de place, des réserves au plus bas, etc) on peut alors réajuster en se séparant d’une partie des animaux d’élevage. Il est beaucoup plus difficile de contrôler une expansion non durable d’une population humaine basée sur des productions végétales ultra productives comme la pomme de terre. Et lorsqu’il est trop tard, le rééquilibrage passe par des guerres meurtrières, des famines et des épidémies. La recherche d’une efficacité maximale au détriment de la diversité peut avoir de très lourdes conséquences, comme l’a montré le cas irlandais. Les modalités d’une telle stratégie restent à trouver.

Les animaux servent de zone de régulation, et une pression trop forte de la population sur les récoltes ou le milieu peut être compensée par la « soupape » de l’élevage dont l’ampleur sera réajustée.

Élevages et paysages

Système sylvo-pastoral en Espagne, la dehesa

Système sylvo-pastoral en Espagne, la dehesa *

Les paysans et les paysannes font le pays, et les cultures ont un impact évident sur la région qu’on habite. Pour mieux se rendre compte de l’impact des animaux d’élevage, les projections en terme « d’allocation de territoire » de Fairlie, qui trace les scénarios  d’une Angleterre permaculturelle vegane, et permaculturelle avec élevage sont très intéressantes (6).

Sans surprise, la permaculture vegane est plus performante en terme de superficie, elle consommerait seulement 55% de la superficie du scénario avec élevage ! Mais si on y regarde plus précisément, la superficie des terres arables est sensiblement la même (7,9 M ha pour l’élevage contre 7,7 M ha pour le scénario vegan), car le scénario vegan s’appuie sur des engrais verts pour remplacer la fertilité apportée par les animaux et que les huiles végétales prennent beaucoup de place à produire (7). Finalement, l’élevage par défaut ne change pas fondamentalement l’utilisation du territoire au niveau des terres arables (même s’il diminue grandement les surfaces en cultures annuelles), mais sur les autres terres, incultes ou non cultivées, comme les forêts.

Quelle utilisation pour nos territoires ?

Quelle utilisation pour nos territoires ? (8)

L’élevage et ses pâturages permanents peuvent ici aussi jouer un rôle de « tampon », au niveau du paysage cette fois. Ils forment un gradient entre des systèmes très anthropiques et intensivement gérés comme les aires urbaines ou les terres arables, et des zones plus sauvages comme la forêt. Un gradient au niveau de l’intensité d’utilisation, les pâturages nécessitant peu de travail. Un gradient au niveau de la place laissée au sauvage, puisqu’ils sont bien moins vulnérables à la présence d’espèces sauvages que les terres cultivées et que les animaux sauvages ne sont pas à l’aise pour franchir de grands espaces ouverts. Et enfin un gradient au niveau de l’ouverture créée par le bocage, bien plus propice aux matchs de foot ou de frisbee improvisés, ou aux pic-niques que la forêt.

Si le gradient se referme brusquement avec la suppression des prairies, il est beaucoup plus complexe de gérer la proximité du « sauvage » et des dommages qui en résultent sur les cultures. Entourés par la forêt, les plantations de noyers ou de noisetiers se transforment en garde-manger géants pour écureuils !

L’animal à la ferme

Les animaux sont généralement présentés comme un poids, pour la société comme pour les fermes. Et c’est le cas quand l’élevage n’est considéré que comme une couche inefficace qui vient se greffer sur la production de céréales et d’oléagineux.

Intégration entre jardin, champ, canards, porcs et vaches

Intégration entre jardin, champ, canards, porcs et vaches au Vietnam *

Comme le note Fairlie, l’élevage par défaut correspond bien à la notion d’élevage en permaculture, où les animaux sont utilisés pour valoriser les déchets ou les denrées non consommables, mais également où les comportements instinctifs des animaux sont utilisés pour améliorer le système sans recourir à des machines et du pétrole.

Intégration des canards et du riz, Japon

Intégration des canards et du riz, Japon *

Les animaux ont depuis longtemps été utilisés dans les agro-écosystèmes dans lesquels ils excellaient, parce que ces derniers se rapprochaient de leur habitat naturel, par les services qu’ils rendaient, et par les nombreuses connexions qu’ils créaient. Les canards et les poissons sont par exemple combinés aux rizières en Asie (9). L’Europe a une grande tradition sylvo-pastorale, dans laquelle animaux, herbe et arbres entretiennent des relations vertueuses, comme dans les dehesa en Espagne.

Les animaux ne sont pas un fardeau pour ces fermes, mais un moyen d’utiliser au maximum les intrants et les productions au sein du système, de remplacer les produits de synthèse et les machines, d’augmenter la résilience, de diversifier et d’augmenter les revenus. Les animaux sont inefficaces si l’on a en tête le modèle de la pyramide trophique, dans laquelle chaque niveau  se développe sur un niveau inférieur beaucoup plus gros (on prend en général le rapport un pour dix, 1:10). Mais dans les faits, les relations au sein de la communauté du vivant sont des cycles. Plus il y a de cycles, et plus le système est stable et résilient, et les ressources sont utilisées pleinement. Enlever des éléments au système, comme les animaux d’élevages dans une ferme, rend le système plus rudimentaire, comme le montre les diagrammes ci-dessous.


Intégrations possibles dans une ferme végane (gauche) et avec élevage (droite) (8).

 

Et ce n’est pas par hasard si Bill Mollison a écrit, « les cycles dans la nature sont des voies divergentes du chemin menant vers les  impasses entropiques -la vie elle-même cycle les nutriments- permettant des opportunités de production, et ainsi des opportunités pour des espèces d’occuper des niches écologiques dans le temps » (10). Plus une ressources cycle, plus elle créé d’opportunités synonymes de diversité, d’efficience et de productivité.

L’intégration d’une espèce donnée à la ferme  sera en fonction de ces affinités avec l’agro-écosystème considéré (tableau, première partie) ou selon les services que peut remplir l’animal, comme tondre, débroussailler, labourer, désherber ou détruire les ravageurs (tableau, deuxième partie). Au niveau de la société, la place de l’élevage se fait en fonction des caractéristiques des espèces. Les espèces herbivores, particulièrement efficaces pour transformer l’herbe en nourriture et maintenir des espaces ouverts, seront à leur aise à la campagne. Les espèces au régime plus proche du notre, comme les poules et les cochons, seront placées plus près, à la périphérie des centres urbains  pour profiter des déchets d’abattoir, de récolte et de la nourriture gâchée, par exemple dans les points de restauration collective. J’ai évalué la performance supposée des espèces aux différentes catégories d’intrants alimentaires d’un élevage par défaut dans la troisième partie du tableau. Ce n’est qu’un guide général, et les herbivores peuvent pénétrer les centres urbains comme c’est le cas des vaches en Inde, et tous les animaux peuvent être intégrés efficacement dans les fermes ou dans les campagnes.

Vaches laitières Cochons Poules Canards / Oies Moutons
Relations bénéfiques aux (agro-)écosystèmes (11)
Jardins maraîchers
Petits-fruits
Vergers  
Pâturages  
Zones humides
Forêts
Fonctions écologiques sur la ferme (12)
Tondre et brouter Oui Oui Oui Oui Oui
Débroussailler Certaines races
Manger les insectes ravageurs Oui Canards
Labourer Oui Oui
Tondre seulement l’herbe Oies
Glaner les fruits au sol Oui Oui
Intégration dans un élevage par défaut
Pâturage ★(★)
Déchets de culture
Déchets d’abattoirs
Déchets de transformation
Nourriture gâchée
Surplus de céréales

★: Compatible; ★★: Bonne association; ★★★: Excellente association

Bien sûr, l’objectif n’est pas de continuer à produire les quantités astronomiques de viande que nous absorbons actuellement dans les sociétés industrielles. Le but est d’utiliser l’élevage pour ce qu’il apporte de mieux, comme les nombreux services à la ferme, le recyclage de matières premières qui quitteraient la chaîne alimentaire, la consolidation des fermes et des sociétés, et la production nette de nourriture.

(1) Livestock & the environment: Finding a balance, Cees de Haan, Henning Steinfeld, Harvey Blackburn (1997). Depuis la sortie de ce livre, l’industrialisation de l’agriculture en Chine a dû faire pencher la balance du côté du veganisme.

(2) D’autant plus que ça ne change rien au fait que si on donnait directement les céréales utilisées par l’élevage industriel aux populations humaines, plus de protéines et de calories seraient globalement disponibles.

(3) Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie. Chapitre 10.

(4) Permaculture: A Designers’ Manual, Bill Mollison. Tagari, p.35.

(5) Fairlie cite l’exemple incroyable des tribus Maring de Nouvelle-Guinée, qui élèvent des cochons sans les tuer pendant 10-12 ans (3). Les cochons deviennent ingérables, ils épuisent les jardins et de nouveaux doivent être créés en brûlant des parcelles de forêt. Inévitablement l’expansion se heurte à celle des autres tribus Maring, les cochons deviennent un poids de plus en plus lourd dans l’économie, et ils provoquent de plus en plus de « d’accidents diplomatiques ». Jusqu’à la guerre soit déclarée entre tribus. Là, les tribus amies se réunissent en grands banquets pour déguster les innombrables porcs. Puis la guerre est consommée, il ne reste plus qu’un petit nombre de porcs, et le cycle continue. Cette stratégie étrange permet de limiter l’expansion de la population, un partage plus égalitaire de la nourriture (les femmes et les enfants de toutes les tribus peuvent consommer le porc pendant les cérémonies, mais seuls les hommes dont la tribu a déclaré la guerre et non ceux des clans amis invités, peuvent aussi en manger), et de favoriser les mariages entre tribus amies.

(6) Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie. Chapitres 9 et 15. Le scénario est « en permaculture » car la nourriture, le fourrage, la fertilité, les fibres vestimentaires et l’énergie sont pris en compte, et que l’élevage considéré est celui par défaut. Le chapitre est une version légèrement remaniée d’un article publié dans The Land.

(7) De plus Fairlie note qu’il y a beaucoup plus de terres arables dévolues aux cultures annuelles dans le scénario vegan (93% des terres arables, contre 60% pour l’élevage). Ce qui peut poser des problèmes de fertilité du sol et d’érosion.

(8) Meat, A Benign Extravagance, Simon Fairlie. Chapitre 17.

(9) Voir le système Riz/canards mis en place par Takao Furuno au Japon. Les canards désherbent, mangent les insectes ravageurs, et fertilisent le riz. Les rizières offrent un habitat et de la nourriture aux canards, et les déchets du riz sont donnés aux canards.

(10) Permaculture: A Designers’ Manual, Bill Mollison. Tagari, p.23.

(11) Permaculture: A Designers’ Manual, Bill Mollison. Tagari, p.431.

(12) Integrating Livestock in the Food Forest, Eric Toensmeier.

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